Si la condition des Mizrahim, ces Juifs orientaux venus d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient , est un excellent sujet, trop rarement traité au cinéma, c’est surtout au délicat travail d’écriture que le nouveau film de Michale Boganim doit sa puissance de suggestion, à mi-chemin entre le documentaire de témoignage et la fiction épistolaire. Parmi les immigrants qui arrivent par bateau dans le port d’Haïfa au début des années 1960 se trouve Charlie Boganim, le père de la cinéaste. Ou quand l’exil en Terre promise, choisi et même rêvé, devient une malédiction.

Drôle d’épopée heurtée que celle de la famille Boganim racontée en voix off par la cinéaste sous la forme d’une lettre adressée à sa petite fille. Pour Charlie Boganim, venu de Casablanca le cœur gonflé d’espoir et d’orgueil à l’idée de participer à la construction d’une société égalitaire, le rêve sioniste s’effondre presque tout de suite. Il est accueilli froidement par les services israéliens de l’immigration,  puis aspergé de produits antiseptiques parce qu’on craignait alors que les Orientaux n’amènent avec eux des maladies contagieuses. La violence inouïe perpétrée par le gouvernement israélien à l’encontre des Juifs arabes est étudiée par le film dans toute sa sinistre systématicité.

Figures de l’exode

Le film fait se succéder une dizaine de personnages, d’âges, de professions et de cultures variés. Ceux-ci ne sont pas l’étendard d’une cause puisque le long travail de mémoire du traitement subi par les Mizrahim vient à peine de commencer. Les histoires familiales trouvent leur source au Maroc, au Yémen, en Irak ou au Liban. Chaque personne interviewée, souvent issue de la troisième génération de Mizrahim, est placée dans le lieu qui lui est propre, qu’elle habite et qui porte la marque d’une plaie béante. Ainsi, le maire de Yeruham, une ville fantôme, ex-camp de transit pour les immigrés Juifs qui a poussé au beau milieu du désert du Néguev, déclare : « Quand on accueille mal une population, on le paie pour cent ans. On condamne plusieurs générations ». C’est comme si Michale Boganim offrait aux apatrides un point d’ancrage pour conjurer la fatalité de l’errance. Les lieux traversés en voiture se trouvent dans les marges des grandes villes modernes et cosmopolites que sont Tel-Aviv, Jérusalem ou Haïfa, où vivent principalement les Juifs ashkénazes. Lod, Ashdod ou encore Dimona ont l’allure de cités sans âme dans lesquelles des maisons en kit et des immeubles branlants ont été construits à la va-vite dans les années 1950. De Tel-Aviv la blanche, ou de Jérusalem la sainte, il ne sera question que sur le mode de la plainte pour ceux qui n’y ont jamais vécu et dont les familles ont été immédiatement transférées en périphérie, puis concentrées dans des quartiers pauvres. Ce sont des espaces désolés que l’on ne voit d’ordinaire jamais à l’écran et qui font immanquablement penser à la bande de Gaza, quelques kilomètres au sud d’Ashkelon, l’une des villes arpentées par la cinéaste.

Boganim travaille le canevas du road-movie et donne au film la forme d’un essai d’égo-histoire

Pour donner chair à un récit de la perte et de l’errance, Boganim travaille le canevas du road-movie et donne au film la forme très intellectuelle d’un essai d’égo-histoire, en faisant du passé personnel un document historique. Au gré des témoignages recueillis, qui sont inscrits dans une chronologie et dans une série de thématiques, comme l’arrivée au pays ou la discrimination à l’école, Boganim sillonne le pays, du nord au sud et d’est en ouest. Dans l’habitacle de la voiture, en compagnie de la fille de la cinéaste, nous sommes ensuite ramenés au souvenir et au récit de la lutte qu’a menée Charlie Boganim. Le dispositif de la lettre infléchit adroitement la logique de la collection des témoignages. Il ne s’agit jamais de raconter de façon objective, puisque cette histoire collective est avant tout familiale.

Elle est à l’origine d’une crise identitaire sans issue. Non seulement le film fait la lumière sur un événement historique méconnu, mais il réclame aussi réparation pour les crimes d’hier. La famille de la cinéaste s’est finalement installée à Arcueil, troquant l’air chaud et sec du Proche-Orient pour la pluie incessante, d’une périphérie à une autre. Cette situation de déplacement permanent, d’allers et retours produit une série d’arrachements à la langue. L’arabe d’abord, puis l’hébreu et enfin le français.

Le feulement des panthères

Un modèle de concorde entre Arabes et Juifs que le gouvernement israélien a cherché à supprimer

L’autre grande ligne d’analyse explorée par Michale Boganim est celle d’un modèle de concorde entre Arabes et Juifs que le gouvernement israélien a cherché à supprimer. C’est d’ailleurs là que le propos prend toute son ampleur politique. Du Maroc ou du Yémen, dans les quartiers Mizrahim de Lod, on a ramené la langue, la musique et la culture culinaire. Ce qu’il en reste donne lieu à deux scènes déchirantes : un refrain de slam entonné par un poète dans une cour d’école déserte et la performance d’un duo de chanteurs qui tentent de renouer avec l’héritage de la tradition musicale marocaine. « Ils veulent que nous partions, que nous quittions l’arabité, que nous quittions la vie » : soudain, les mots troublants de Mahmoud Darwich dans Une Mémoire pour l’oubli (Actes Sud, 1994) revêtent un sens nouveau. En 1960, dans les salles de classe où l’on sépare les juifs ashkénazes des Mizrahim, on se méfie de ceux qui parlent, mangent et se vêtent comme des Arabes.

Le discours change évidemment du tout au tout lorsque ces mêmes Juifs orientaux combattent au service d’Israël pendant la guerre du Kippour en 1973. Considérés comme arriérés et irrémédiablement étrangers voire ennemis, les Mizrahim forment un nouveau prolétariat, une main-d’œuvre docile qui comprend alors que le rêve d’inspiration marxiste vient de tourner au cauchemar autoritaire. Charlie Boganim renoue avec l’élan politique qui l’avait jadis poussé à quitter Casablanca lorsqu’il fonde le mouvement des Panthères Noires de Jérusalem avec les militants de gauche Saadia Marciano et Reuven Abergel. Aux élections municipales d’Haïfa, le mouvement de contestation créé en 1971 donne naissance au seul parti binational de l’époque, composé d’Arabes et de Juifs. La mention de cet épisode laisse songeur. Des images d’archives montrent une foule rageuse méprisée par les discours insensés de Golda Meier, alors Premier ministre et mère tape-dur adoubée par Ben Gourion. Une foule que l’on mate au cours d’opérations musclées.

Le vernis de l’utopie sioniste d’une société égalitaire pour tous les Juifs du monde commence à se craqueler. Le récent Salah, c’est la terre d’Israël (2017) de David Deri, récompensé au festival du film documentaire de Tel-Aviv, a soulevé un tollé en Israël. Depuis, les archives qui concernent l’histoire de la politique d’immigration et de développement des villes nouvelles ont été rouvertes. Espérons qu’avec le film de Michale Boganim, on entende encore l’orage gronder.

  • Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise, un film documentaire de Michale Boganim, en salles le 8 juin 2022