Avec Le Charivari, publié en mars 2022 aux éditions Le Cadran ligné, Marc Graciano poursuit sa plongée poétique dans un monde où le geste prévaut sur la parole. Quelque part entre mythologie de la nature, déambulation territoriale et sociologie médiévale se déploie un règne intemporel où l’Homme tient une place centrale, mais pas incontestée.

Avant d’avoir servi comme nom à l’éponyme journal satirique, le charivari était un défilé bruyant, un peu anarchique où des villageois se mobilisaient pour dénoncer des comportements à leurs yeux immoraux ; une sorte de carnaval spontané à la barbe des seigneurs dans lequel se mêlaient déguisements grotesques, tapage infernal et ridiculisation ad hominem.

Ainsi pouvait-on assister en France dès le XIVe et jusqu’au XIXe siècle encore à des cortèges réunissant des femmes vêtues de peaux de renard, de lynx ou d’hermine, des jeunes gens imitant la démarche quadrupède de l’ours ou du loup et des hommes poudrés de cendres arborant d’énormes ithyphalles en bois. Un ivrogne montant à l’envers une mule travestie d’un cotillon, guidée par un homme brandissant, en guise de sceptre, un tabouret défraîchi constituait alors la pièce maîtresse d’une telle cohorte fantaisiste.

Celle-ci était accompagnée d’un fond sonore ahurissant, volontairement cacophonique où des cuillères en bois frappées sur des écuelles de bronze donnaient le la à l’emploi effréné de crécelles, cliquettes, sifflets et tambours à friction. Processionnant de cette manière vers la demeure du fauteur de troubles, la troupe s’y adonnait ensuite à un spectacle collectif fustigeant sans ambiguïté les tares morales du dépravé : mariage mal assorti, conduite choquante, non-respect des traditions, etc.

Le charivari était le prix dont devaient s’acquitter les puissants pour infraction aux bonnes mœurs. 

Bien qu’exprimant souvent une rancune paysanne vis-à-vis d’un seigneur débauché, le charivari n’était pas une manifestation politique qui aurait ébranlé les rapports de forces sociaux, mais plutôt le prix dont devaient s’acquitter les puissants pour infraction aux bonnes mœurs. Afin de se rendre maître de la situation, subir dans l’indulgence (et offrir du vin à volonté !) valait par conséquent mieux qu’une éventuelle réprimande par la force. C’est ce rite contestataire et volontairement bouffon que Marc Graciano relate dans Le Charivari.

Les acteurs succèdent aux lieux

La cérémonie elle-même est précédée, à l’instar d’une didascalie locative, par la description minutieuse d’un château seigneurial et de l’agglomération qui s’étale sous ses murs. On y découvre des rues, des champs, des prés, et toutes sortes d’établissements artisanaux : un moulin, une tuilerie, un four à chaux, un lavoir, une tuerie, une tannerie… et aussi un bac permettant de traverser un fleuve.

Les hommes comme les animaux ne s’invitent que peu à peu dans ce décor médiéval et bucolique: un enfant qui garde des oies, un berger avec ses moutons, un pêcheur appelé à la rescousse afin d’extraire d’un bassin, sous les regards ahuris d’une population anxieuse, un poisson « de la taille d’un immense brochet, mais au corps très serpentiforme, comme celui d’une anguille, et qui ne possédait de gueule rostriforme, mais une large gueule obtuse avec, autour des lèvres, de gros et nombreux barbillons ».

Rappeler certaines scènes de bordels immortalisées par la peinture néerlandaise du XVIIe siècle.

Ce n’est qu’en périphérie du village que l’activité humaine prend le dessus du récit. D’abord avec les boutiques de plusieurs marchands juifs : un drapier, un pelletier, un lapidaire à la fois joailler, un tailleur – suivies d’une herboristerie tenue par une vieille apothicaire un peu sorcière. Puis, par le biais d’une taverne-lupanar dont la représentation sans fard, oscillant entre jovialité salace et objectivité presque vulgaire, n’est pas sans rappeler certaines scènes de bordels immortalisées par la peinture néerlandaise du XVIIe siècle : « les catins se tenaient la plupart du temps du côté du débit de boissons, servant à boire aux hommes ou s’asseyant sur les bancs près d’eux, ou s’asseyant sur leurs genoux à se faire trousser ».

Comme un rouleau de film négatif

L’ensemble du récit suit les méandres d’un cours d’eau prenant source sous le château. Au fur et à mesure qu’il se répand à travers les caniveaux du village pour rejoindre le bordel situé au-delà de ses enceintes, le ruisseau se mue en bourbier peu idyllique charriant toutes les immondices de la communauté. C’est sur les bords de ce Styx renversé, et initié par les habitués du bouzin, que se forme le défilé charivarique qui se dirigera vers le château.

Le récit excelle par une narration extrêmement descriptive, à la limite du contemplatif.

Nous traversons donc le bourg à deux reprises : en aval et en amont. Dans les deux sens, le récit excelle par une narration extrêmement descriptive, à la limite du contemplatif. D’où le recours à un langage soigné, recherché où l’on rencontre des mots peu usités ou rares (mêmement, le faquin), des termes désuets (dextre, la vêture), une terminologie technique (plantigrade, le cartilage) historique (la vivandière, la socque) et régionale (le foirail, le bourrier).

À l’égal de Le Sacret et Le Soufi, que Graciano publia respectivement en 2018 et 2020, et avec lesquels Le Charivari partage un même univers enfoui, ce dernier est lui aussi composé d’une seule phrase envoûtante (bien qu’édulcorée par la multiplication des « comme déjà dit ») qui porte un récit concis : 58 pages net seulement. Or, contrairement à d’autres tentatives littéraires de ce genre, la phrase unique de LeCharivari n’est pas faite de subordonnés, mais se présente comme une suite de tableaux (le texte en évoque d’ailleurs plusieurs), de micro-récits reliés entre eux par le connecteur et: « … et c’étaient futures oies grasses pour le banquet du noël au château, et, de l’autre côté de la rivière, sur le coteau en face du château… ». Ce choix donne au texte une forme ouverte et généreuse, infirmant toute tentative de hiérarchisation.

Dès lors, Le Charivari rappelle (un peu) ces compositions fourmillantes de Jérôme Bosch où l’on ne se lasse pas de découvrir une multitude d’éléments isolés pourtant intégrés au sein d’un grand ensemble savamment équilibré.