Parce que l’été – on le sait maintenant – est le temps de l’amour, Zone Critique amorce la rentrée littéraire 2022 avec un premier roman signé par Lili Nyssen aux éditions Les Avrils : L’Effet Titanic. Loin d’être uniquement la fiction d’un amour adolescent, ce premier roman laisse apparaître ses interruptions, ses ratures et ses ratés ; il s’offre à lire comme le journal d’un livre que l’autrice aurait souhaité écrire et qui, pourtant, lui résiste tant qu’il réside en elle. 

La recherche de l’amour disparu

L’amour a quelque chose d’absolument littéraire, pas besoin de lire régulièrement pour savoir cela. Adolescent, déjà, il est l’origine de la plupart des dialogues des films que l’on regarde en boucle et de toutes ces chansons qui usent autant la batterie de nos premiers téléphones portables que les tympans de nos pauvres parents qui n’en peuvent plus d’entendre cette même chanson hurlée depuis la chambre, à l’étage. Cet espace souvent aussi petit que soi est trop plein de tout ;  il est surchargé d’images dénichées ça et là, souvent collées à même le mur avec un carré de Patafix aussi précaire que fluorescent et voit les piles de vêtement s’accumuler à côté des piles de brouillons de lettres d’amours (celles reçues comme celles qu’on essaie d’écrire). Il y a, bien entendu, les chansons que l’on découvre adolescent et qui émeuvent dès qu’elles sont diffusées sur les ondes de la radio pour la première fois mais ce sont aussi les chansons de la génération précédente qui sont aimées et répétées, quitte à les faire détester par celles et ceux qui, pourtant, à l’époque, les avaient adorées. Toute cette culture d’une adolescence nostalgique habite le premier roman de Lili Nyssen. C’est La Boum de Claude Pinoteau autant que Peau d’Âne et Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (“un film pluvieux”), c’est “Because The Night” de Patti Smith et Vivre sa vie de Jean-Luc Godard tout comme Aurélien d’Aragon et Bérénice de Racine. C’est aussi “Lonely Day” de System of a Down – qui ouvre le roman – tout comme Titanic de James Cameron, (“un autre film qui fait pleurer”), brandi en titre comme la banderole d’un récit qu’on veut absolument revivre à partir de soi et de sa propre histoire.

Les intentions sont rapidement définies et ne laissent pas de place au doute ; l’autrice nous invite à ce qui s’apparente à une soirée pyjama d’adolescents et va essayer de se livrer à partir de ses souvenirs et de ses archives personnelles pour raconter son premier amour comme s’il venait de disparaître.

“Je m’enroule dans le plaid

un océan ce plaid

il me recouvre entière

pas les pieds qui dépassent mais je suis seule dedans”

Écrire comme on aimerait dire

“J’ai retrouvé les premiers textes dans les abysses de mon vieux Mac. J’écrivais (rien encore ne pouvait arriver) les prémices d’un amour adolescent. Mon adolescence, je l’ai passée à fondre dans les nuques, à laisser les parfums se déposer sur la mémoire pour les réminiscences : qu’elles arrivent n’importe où, dans un bus, dans une fête, tiens, ça sent comme ; qu’elles compriment le cœur. J’avais envie d’écrire cela, ces vapeurs de rien, même pas des bulles, juste des effluves. Depuis des mois, aucune senteur que la mienne. Le tabac froid, la fumée dispersée, le frigo négligé. J’ai laissé se périmer les tranches de cheddar dans le plastique. Je ne vide jamais l’eau qui goutte sous le congélateur, elle fait moisir les fruits. Il faudrait tirer la plaquette trempée et l’amener vers l’évier sans la renverser. Il faudrait.

J’ai suspendu l’histoire – il y avait un reste d’odeur encore dans les draps, à ce moment-là.”

Écrire un premier amour est un duel parfois acharné entre les traces d’une identité partiellement oubliée et tous les moyens à notre disposition pour parvenir à se rapprocher de la mémoire de notre propre corps.

Écrire un premier amour est un duel parfois acharné entre les traces d’une identité partiellement oubliée et tous les moyens à notre disposition pour parvenir à se rapprocher de la mémoire de notre propre corps. Dans cette quête, l’autrice s’appuie autant qu’elle peut sur la fiction qu’elle installe et ses deux protagonistes : Flora et Zak. Contrairement au personnage féminin, elle n’a pas grandi au Havre mais elle est diplômée du master de création littéraire de l’université de cette ville ;  c’est précisément ces effets de réel introduits ainsi que les commentaires narratifs qui s’affichent comme tels qui permettent un rapport trouble et empathique autant face au récit qu’à la construction de celui-ci dans ce qu’il semble défendre comme ce qui a réellement eu lieu et sur lequel on ne parvient pas à remettre la main, “mais les mots ça ne glisse pas, ça détonne. Ces deux-là ont peur des déflagrations. Dans la bouche, une grenade dégoupillée.”

Sans doute que se situe ici toute la sensibilité de ce premier roman : essayer d’imaginer quelque chose de suffisamment proche de soi pour s’y retrouver sans pour autant retranscrire précisément tout ce qui a lieu puisque c’est une quête vaine et impossible qui ne pourra jamais nous combler :

“Je n’arrive pas à écrire ce que Zak pense, même à l’imaginer.

Zak est une autre langue, Flora, tu ne sauras jamais. Mais c’est moi qui raconte, qui dois chercher ses yeux. Le reste devrait couler ensuite, n’est-ce pas ?

Je vais trouver. Zak comme une version de grec. Il faudrait chercher l’équivalent des intraduisibles, mais même le langage qui formule ses pensées l’effraie, je crois. Il a peur de la pétarade à l’intérieur. Comment c’est possible?  Moi j’ai dans la tête une voix inaperçue qui commente tout. Je ne me figure pas une pensée sans bruit.”

L’adolescence autant que l’amour étant une période d’apprentissage et d’affirmation de sa propre langue, peu à peu, les contours des personnages se dessinent puis un langage qui leur est propre et qui leur permet d’exister presque indépendamment du récit des souvenirs de la narratrice :

“Peu à peu les mots fonctionnent, ils s’engrènent, rebondissent. On déblaie la route entre les bouches, peut-être qu’à un moment, peut-être que. (…)

Ce qu’ils disent, ce n’est pas l’important. L’important c’est

je n’ai jamais été comme ça avec quelqu’un. “

L’amour, la mer et le souvenir de la dernière vague 

“(Je n’arrive pas à dire.

Je passe des heures sur ce texte.
C’est mieux quand c’est des personnages.)”

Sans doute que ce roman permet de conserver les souvenirs d’une vie avant la disparition annoncée par l’irrémédiable passage à l’âge adulte, forçant le deuil de l’enfance et toutes les premières fois qui y sont associées. Peut-être aussi qu’il rend possible un adieu aux traces de l’adolescente retrouvée grâce aux archives, celles qui restent et dont on ne parvient pas à se séparer tout à fait. On a beau essayer de se fondre dans une fiction, on n’écrit jamais qu’à partir de soi, quand bien même les noms des gens et des villes sont modifiés, substitués et ne ressemblent en rien à tout ce qu’on a pu connaître.

“L’histoire de Flora et de Zak, je n’ai pas pu m’empêcher, nous ressemble un peu. Moi aussi j’avais voulu te pousser.

Je ne veux pas nous écrire. ça ne m’intéresse pas, nous, ça veut dire quoi ce nous puisque plus rien ne l’accroche, il s’évapore comme une casserole d’eau bouillante, avec la chaleur qui reste et l’odeur, rien d’autre. La suite n’aura aucun rapport, une fiction à la con c’est plus solide. Je vais, sans toi, saisir ses personnages. Les contours, les traits, les voix. Essayer. Zak et Flora sont peut-être les yeux à trouver. Ce commencement pour que le reste ruisselle. Sans toi, sans nous? Même si je mélange tout, que les pronoms se confondent et partent en vrille, je-elle-tu-il-nous. Même si c’est le foutoir et que j’emberlificote. “

Les livres sont des tiroirs que l’on peut ouvrir, dont on peut consulter le contenu et décider si une action de modification doit être effectuée ou si cette relique  nous est devenue trop étrangère pour qu’on ose s’y aventurer de près.

S’ “il faut que l’enfance tombe”, ce n’est pas pour l’absoudre de ses erreurs et de ses tâtonnements mais plutôt pour lui permettre d’exister indépendamment de celui ou celle que l’on est devenu depuis. Tout coule encore en nous, ces chansons-récits dont on connaît tous les silences comme tous les refrains, ces répliques de Titanic qu’on ânonne aussi bien en français qu’en version originale, ces odeurs maritimes que l’on croit retrouver quand bien même on ne serait jamais allé une seule fois à la mer enfant. Sans doute qu’écrire des récits, qu’inventer des fictions nous permet aussi – et c’est une possibilité joyeuse –  de se créer d’autres archives et d’en prendre soin en communauté. Les livres sont des tiroirs que l’on peut ouvrir, dont on peut consulter le contenu et décider si une action de modification doit être effectuée ou si cette relique  nous est devenue trop étrangère pour qu’on ose s’y aventurer de près. Il arrive malgré tout qu’on y ajoute (parfois) un tout petit objet, très discret, qui garnira l’ensemble et, un jour  (peut-être)  gagnera la mer, lui aussi, si elle l’attend au fond d’une bouteille :

” Je ne jetterai rien de nous, je mettrai tout dans le même tiroir, circonscrit là avec la Manche, les ciels gigantesques, les tempêtes qui mordent les digues et chavirent les barques.”