Au Théâtre 13, Maurin Ollès nous fait partager avec pudeur et finesse le parcours des proches d’un jeune garçon autiste. De la naissance du bébé à ses 20 ans, sa famille, ses enseignants et ses soignants luttent pour s’adapter à cet être secret et différent, entre découragements et victoires. Prix du public et des lycéen.nes au Festival Impatience 2021, Vers le spectre questionne et réjouit, avec une grande tendresse.

« Différent et particulier »

Le mot « handicapé », prononcé la première fois, blesse.

Adel est autiste. Après deux ans de diagnostics contraires, les parents épuisés sont sous le choc dans le cabinet du médecin. « Je vais vous demander de signer ce papier, ce ne sera pas le dernier », prévient calmement la jeune femme. En face, c’est la tornade. Il faudra toujours signer des papiers, attendre des autorisations, changer d’établissement, prendre rendez-vous avec des psychiatres, avoir des auxiliaires de vie scolaire, accompagner, aider, ce ne sera pas simple, désolée vous avez « tiré le gros lot ». Certaines choses, comme le couple, ne vont pas résister à cette énorme charge supplémentaire qui écrase les jeunes parents, et le mot « handicapé », prononcé la première fois, blesse. La faute à qui, comment s’aider… Maurin Ollès et son équipe ont choisi, dans cette écriture collective, de laisser surtout la parole aux proches d’Adel : son père, l’ensemble des soignants qui l’accompagnent, son auxiliaire de vie scolaire, les professeurs, les associations de quartier. Tous celles et ceux qui au cours de sa vie, vont tenter de le comprendre et de l’intégrer, d’imaginer sans cesse des moyens de s’adapter à lui. Adel est « différent et particulier », prévient la maîtresse de CP avant l’arrivée de ce nouvel élève ; mais elle se ressaisit immédiatement : « est-ce qu’on n’est pas tous différents et particuliers… »

(c) Lucas Palen

Parler en musique

Sa langue n’est pas la même que la nôtre, il s’exprime par d’autres moyens.

Adel est l’irreprésentable, l’autre absolu. Comment accéder jusqu’à lui ? On colle avant tout une étiquette (ou un masque figé ?) sur une réalité si mouvante, si fluide, sur des visages tous différents et une étrangeté chaque fois singulière. Incarné par la présence silencieuse du musicien Bedis Tir, qui peuple le plateau de ses compositions électroniques planantes, il est à la fois lointain et proche : si le contact semble impossible et difficile, il interagit pourtant sans cesse avec le plateau, réagissant de manière sonore aux événements qui s’y déroulent, englobant la scène à sa façon. Sa langue n’est pas la même que la nôtre, il s’exprime par d’autres moyens, comme les enfants que l’on voit danser à l’écran à un moment du spectacle : sous le masque uniforme de l’autisme, on voit des visages violents et beaux et des corps libres. Mais la musique n’est pas un choix anodin, puisque le père d’Adel aussi est musicien… Le spectacle nous offre par là ses plus belles scènes, qui ouvrent une communication possible entre père et fils, silencieuse et mystérieuse, comme l’amour.

Se comprendre

(c) Lucas Palen

Il faut souligner le travail extraordinaire (« extra-ordinaire, qui sort de l’ordinaire », dit Loïc, l’auxiliaire de vie d’Adel) de Maurin Ollès et son équipe, toujours justes, toujours fins dans cette traversée difficile des proches « vers le spectre », ces fameux TSA (troubles du spectre autistique), aussi flous et généraux que chaque « trouble » est unique. Le cas d’Adel nous renvoie à des questionnements profonds de nos sociétés : comment accueillir la différence dans le cadre collectif de l’école, comment revoir nos méthodes éducatives pour s’adapter au plus grand nombre et aux enfants qui ne « fonctionnent pas pareil » (en dehors de l’autisme, on sait que de nombreux enfants souffrent d’une inadaptation au système scolaire classique…), comment gérer ces personnes différentes sans forcément les cantonner à une gestion médicalisée ? Adel, en tout cas, déplace. Il déplace son père, d’abord, bien forcé de se responsabiliser, les autres enfants (qui ne semblent pas tellement troublés de cette différence), les infirmières qui s’attachent à lui, sa maîtresse d’école. C’est ce déplacement qui est mis en scène, à travers des dialogues qui tombent toujours juste et une direction d’acteur.ices au cordeau, sans ostentation, avec un enchaînement de situations parfaitement rythmé qui nous tient rivé.es au plateau.

Étrangement, c’est une forme de beauté et de joie qui se dégage du spectacle.

J’en suis sortie bouleversée et presque apaisée de ce parcours sur lequel je n’ai pas vraiment envie de poser les mots de « douloureux » ou « éprouvant » : étrangement, c’est une forme de beauté et de joie qui se dégage du spectacle, une reconnaissance aussi pour tous ces gens qui essaient, courageusement et pleins d’amour, de faire entrer des ronds dans des carrés et d’adapter une société rigide aux neuro-atypiques. Ils ont compris que c’est d’eux que nous aurions le plus de choses à apprendre… « Je dédie cette chanson à quelqu’un qui ne parle pas beaucoup, mais qui aurait beaucoup à dire », conclut le père. Comme l’oiseau mazouté qu’il interprète à l’école primaire, ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Alors, il joue.

  • Vers le spectre, écriture collective, mis en scène par Maurin Ollès, Cie la Crapule, à voir au Théâtre 13-Bibliothèque (Paris) jusqu’au 22 octobre.
  • Tournée du spectacle: Espace culturel Dispan de Floran, Haÿ-les-Roses (10 décembre), Théâtre de Charleville-Mézière (8 février), Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France (11 février), CDN de Thionville (6-10 mars), Salmanazar, Epernay (21 mars), Espace 1789 à Saint-Ouen (24 mars), Espace de l’Huveaune (7 avril), Comédie de Colmar (13-14 avril)

Crédit photo : (c) Lucas Palen