« J’ai sur la langue une bonne quantité de glaires.

Je la propulse à travers la bonde de mes lèvres, pariant sur la politesse du vent pour la convoyer jusqu’à la grenouille au fond de la piscine et que ça lui fasse un petit marécage. »

Chant balnéaire, le nouveau roman d’Oliver Rohe, paru en janvier aux éditions Allia est un texte d’une finesse inattendue pour son sujet, qui déjoue le récit de la guerre pour s’aventurer dans l’exploration (également formelle) de l’enfance dans l’histoire du Liban en conflit.

Geste épique, chant donc, comme le précise le titre de ce récit superbe, c’est l’enfance au cœur de la guerre, mais point de récit de guerre ici. L’auteur lui préfère l’exploration des incidents du réel individuel et de la rencontre dans l’histoire ; un texte qui déploie sa géographie à mesure du poème, et déroute par la justesse du tableau.

L’enfance à Beyrouth, dans les blocs de bungalows, cette vie dans la vie, coupée du monde sans l’être, la guerre pour banlieue. Elle est là, d’une proximité étrange qui contamine les imaginaires, qui redessine la vie collective, une vie qui se poursuit comme avec étonnement. L’adolescence, la rage, le désir, la naissance à la conscience du monde. Banalité du quotidien dans la promiscuité de la violence, en retour la poésie de la phrase pour dire l’inanité de l’histoire.

« Sur le rocher le plus plat, aux contours pris dans les algues, Emile sort une grenade ronde de sa poche et me propose de la prendre en main et c’est un geste que j’ose pas trop ajouter à mon répertoire. Même balnéaire. Au toucher, dans le creux de la main, la grenade est ronde et lourde, verte et lisse. Je la rends. Émile la dégoupille et la balance en cloche dans la direction de la centrale électrique. Elle fait monter du ventre de la mer une petite gerbe liquide dans un bruit qui reste, lui, accroché au ventre de la mer. La gerbe devient un archipel de mousses blanches et avec le temps elle redevient de l’eau.

L’eau ne meurt pas. »

Être là comme condamné à subir la vie qui force malgré elle, dans l’impuissance mais d’une impuissance sans résignation, à laquelle répond la soif d’être de l’enfance. Si l’eau ne meurt pas, ni même l’histoire, se joue quelque chose du crépitement de l’instinct, l’autre ventre agité.

« Je ne sors pas du réduit. Il sent la corruption marine et l’insecticide. Rien ne bouge à travers la baie vitrée. Rien que des lambeaux de nuages blancs et des feuilles de palmiers. Je ne veux pas aller dehors. Je ne veux pas consentir à la station balnéaire plus morte à l’automne que Beyrouth Ouest un dimanche de combats. »

Il faut insister sur l’enfance, car elle est la béance dans laquelle fulminent la colère et la réponse, l’appétit et la rage. Jeux d’enfants dans la violence et dans la découverte aussi du corps, corps du microcosme, presque phalanstère, corps de l’autre aussi et sien propre / « J’ai vérifié sur la faïence turquoise du lavabo, ça fonctionne. Je peux éjaculer. Le petit sperme ne quitte pas le rebord quand je considère sa destinée. » Plus loin : « J’embrasse les lèvres fines de Tania et pelote les seins de Marie-Hélène. Dans la chatte de Rima j’implique mes doigts et dans la bouche de Valérie ma langue. »

Comme une curiosité intemporelle de l’expérience, au-delà de l’Histoire, de la possibilité de la mort. C’est un drôle d’ambiance que ce phalanstère balnéaire, la nécessité de continuer face au désœuvrement /« Il n’y a pas de ruines à portée du bungalow, pas d’espaces dévastés, d’immeubles détruits, de failles, d’épaves, de carcasses sur quoi mesurer les progrès du temps. La station balnéaire est pleine ou vide. Vide ou pleine. Jamais au milieu. Jamais dans la guerre. Jamais le début ne progresse, le début saute tout de suite à la fin, la fin recule tout de suite au début. »

Et quelque chose ne manque pas de dire l’effroi, le dégoût, cafard-croupi, métaphore de la gangrène.

« Il rampe la nuit dans notre sommeil des cafards dont je surprends les cadavres au petit matin sous l’évier,

dans le lavabo,

dans le bac à douche,

sur le balcon.

Les cafards naissent l’été dans les ténèbres. Ils empruntent à l’enfance le réseau des voies souterraines, s’endurcissent dans l’espoir de la surface chaude, sortent exaltés pour les odeurs.

Ils sortent exaltés de nos bondes.

Je ne peux plus parlé à nos bondes. »

Glissement progressif, l’étonnant Chant balnéaire d’Oliver Rohe s’ouvre sur le désarmement, d’une maîtrise précise et belle de la langue pour dire l’homme qui devient dans l’histoire et l’histoire de l’effroi, qui tisse la promesse du désir de vie.