L’austérité des mœurs a éclipsé le penchant d’un peintre à la « fureur du diable », dont le pinceau sensuel s’était consacré à dépeindre les passions amoureuses, la volupté des corps et les désirs de chair. Sur les cimaises lyonnaises, et jusqu’au 5 mars 2023, est exposée cette fougue poétique méconnue de Nicolas Poussin, peintre classique du XVIIe siècle.

Délicieuses courbures de l’esprit

Nicolas Poussin, Echo et Narcisse ou La mort de Narcisse, vers 1630. Huile sur toile.
Paris, musée du Louvre. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

Il est évident que les grands peintres français classiques n’ont cessé de trouver des sujets dans l’histoire antique. S’agissant de Poussin, LesMétamorphoses d’Ovide furent une œuvre pour laquelle l’artiste partage avec tout son siècle un goût que la Renaissance avait déjà éprouvé. Sans méconnaître les précieux écrits, il est tout à fait intéressant de voir le caractère original du mode de transposition plastique du poème d’Ovide qui se manifeste dans les peintures de Poussin.

De toute évidence, le tableau Écho et Narcisse ne peut renier son inspiration, puisque le poète latin mêle les deux mythes qui peuvent en fait fort bien se concevoir indépendamment l’un de l’autre. Poussin à son tour associe les héros au sein d’une même toile. L’ingéniosité du peintre ressort de la grande discrétion de la métamorphose de Narcisse alors couché. Les quelques échantillons de la fleur au sommet du crâne du jeune homme se mêlent de manière totalement indistincte à sa chevelure pouvant passer pour avoir germé directement du sol, donc n’être considérés comme véritable résultat de la métamorphose que par qui veut bien le voir.

Il s’agit effectivement de la clé de cette exposition, le spectateur est d’abord touché par l’immédiateté du sentiment provoqué par l’ensemble pictural, la lumière et l’harmonie des formes, puis, la mécanique cérébrale et la mémoire culturelle sont mises en branle.

L’art de l’énigme n’était-il pas après tout une bonne partie de plaisir intellectuel ? Si Poussin travaille de la tête, le visiteur également, à qui chaque tableau se donne comme une énigme à résoudre. La disposition des personnages, leur attitude, la couleur des vêtements, les divers plans qui se superposent, la forme des arbres, le profil des montagnes se découpant à l’horizon, la lumière et les ombres tombées du ciel, tout semble participer à la construction d’un sens total dont la formule exacte échappe, mais dont l’existence et la nécessité ne paraissent pas faire de doute.

Les toiles regorgent d’allusions savantes aux écrits, à une signification mystérieuse invitant dès lors le spectateur à découvrir les traces ainsi disséminées.

Les toiles regorgent d’allusions savantes aux écrits, à une signification mystérieuse invitant dès lors le spectateur à découvrir les traces ainsi disséminées.

Chairs dévoilées et autres beautés

La nouvelle publiée en 1831 aurait pu remettre la lumière sur une face éclipsée de l’œuvre de Poussin. Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac met en scène dans le Paris du début du XVIIe siècle, deux grands peintres Nicolas Poussin et Frans Pourbus, et tresse à merveille l’érotisme et l’esthétisme dont il est question dans cette exposition.

Les appétits charnels, puisqu’il s’agit d’un point marquant, se traduisent visuellement par la lubricité des regards et la lascivité des figures notamment féminines hantant le premier de nombreuses compositions dont le dévoilement appelle à la consommation. Afin de pousser à son paroxysme le dérèglement de tous les sens, le vin par la figure de Bacchus constitue un des éléments phares. D’ailleurs, toute une section lui est consacrée dans ce parcours. Prémisse de l’amour et de l’érotisme, ledit breuvage semble préparer les cœurs aux ardeurs comme l’écrit Ovide dans l’Art d’aimer.

Sous des traits orgiaques, il est surtout question d’esthétisme et non de vulgarité. La beauté est ici convoquée par la luminosité des corps noueux, les contours précis et les couleurs chaudes. Mais qu’il serait dommage de s’arrêter à cette première lecture. Si la démarche créatrice doit être prise dans son ensemble, le sujet de la nature chez Poussin peut être intéressant. Il n’y a en effet pas de paysage « pur », toutes les représentations comportent des figures, des histoires. Toutefois, le peintre exalte la matière du monde à travers les éléments naturels et traditionnels, mis à l’honneur au gré les épisodes évoqués.

Nicolas Poussin, Midas devant Bacchus, vers 1624. Huile sur toile. Munich, Alte Pinakothek. Photo © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais

Au milieu de toutes les métamorphoses, l’une des matières de prédilection de Poussin demeure la terre où les choses se composent et se décomposent. En sus de rappeler l’assujettissement des êtres aux lois implacables naturelles, a fortiori à celle de l’amour, la nature luxuriante et féconde conduit la frénésie amoureuse ainsi dépeinte pour le plus grand plaisir du spectateur.

D’art et d’amour : la création

Nicolas Poussin, Tempête avec Pyrame et Thisbé, 1651. Huile sur toile. Francfort-sur-le-Main, Städelmuseum, Photo © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK

Rarement un thème a été aussi central dans l’œuvre d’un artiste, mais surtout, rarement un peintre a poussé aussi loin l’iconographie amoureuse. Le commissariat d’exposition propose en cela un parcours en cinq sections pour un bref aperçu de ce que peut être l’amour chez Poussin.

L’amour n’étant pas que plaisir, dans le tableau représentant Pyrame et Thisbé, le peintre alerte sur les conséquences néfastes. Les eaux calmes et lisses du lac au centre de la composition rappellent que l’âme du sage doit demeurer impassible au milieu des désordres générés par l’amour. Le thème ainsi choisi est une invitation à l’exploration des revers d’un sentiment à propos duquel tout reste encore à dire, à déduire et à prédire. S’il peut naître d’un regard et se poursuivre dans un enlacement, prenons Le Baiser de Brancusi, il peut s’écrire avec autant de variations, « je ne te hais point », parmi combien d’autres, partant du même degré zéro : je t’aime.

Par essence protéiforme, il se cache derrière dans les portraits avec une pointe d’amour-propre, dans les relations fraternelles comme remède dans les échanges épistolaires de la famille Van Gogh. Comme il se dessine, il se vit, l’amour se place littéralement au cœur de la création artistique pour certains couples tels que Sonia et Robert Delaunay ou Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. L’affection et la sympathie conduisent naturellement à l’émulation même entre amis comme en témoignent les œuvres de Matisse et de Derain lors de leur voyage à Collioure. Ils découvrent ensemble une nouvelle manière de peintre ouvrant la voie au fauvisme.

L’art, comme l’amour, est donc une passion minutieusement entretenue également par les collectionneurs qui se réapproprient intellectuellement les œuvres et vivent avec eux un rapport intime. Finalement, la thématique de l’art et de l’amour ne pourrait être contenue dans un seul cadre de référentiel en raison de l’imposante grammaire émotionnelle qui en découle.

Poussin & l’Amour au musée des Beaux-Arts de Lyon jusqu’au 5 mars 2023.

Illustration : Nicolas Poussin, Vénus épiée par deux satyres, vers 1626. Huile sur toile, Zurich, Kunsthaus. Image © Kunsthaus Zürich