Avec Altamira 2042, l’artiste-chercheuse brésilienne ouvre grand nos oreilles aux cris de détresse d’une Amazonie à l’agonie. Une performance épique, sauvage et cosmopolitique.

Écouter le témoignage des rivières

Depuis 2013, Gabriela Carneiro da Cunha développe le Riverbank Project : About Rivers, Buiúnas, and Fireflies, un projet de recherche artistique qui vise à partager les catastrophes écologiques que vivent les rivières brésiliennes. Après une première étape dédiée à l’Araguaia, l’artiste créé Altamira 2042, fruit de sept années d’exploration du Rio Xingu, l’un des affluents majeurs du fleuve Amazone. Dans cette performance en tournée depuis 2019, on entend la voix meurtrie et amplifiée d’une rivière qu’un barrage, le Belo Monte, asphyxie. À ce cri se mêle subtilement celui de la forêt et des groupes indigènes riverains qui entrent, avec le Xingu, dans une ère d’extinction.

Immergé dans une bande sonore faite de strates de témoignages et de sons assemblés adroitement au fil du temps, le public suit les rencontres et les événements qui ont marqué les études de l’artiste dans cette région sinistrée du Parà. L’œuvre repose sur le refus de la retranscription au bénéfice d’une dramaturgie focalisée sur une mise en écoute continue : « Cette écoute régulière de ces voix, avec leurs pensées, leurs textures, leurs sons ambiants, leurs façons de parler, est devenue le langage de l’œuvre. C’est très différent de lire un témoignage et d’en écouter un. Je voulais que les gens aient le privilège d’entendre ce que j’entendais. »

« Je voulais que les gens aient le privilège d’entendre ce que j’entendais.»

Dans cette polyphonie, les mots de Raimunda Gomes da Silva, travailleuse rurale et leader militante des rives du Xingu font le lien entre voix humaines et non-humaines, achevant de nous fait sortir de l’Anthropocène. Par les mythes qu’elle drague l’Amazonie, avec sa faune et sa flore, ouvre la possibilité d’une attention nouvelle portée aux matérialités de langues jusqu’ici ignorées des peuples « progressistes » ou « colons », bâtisseurs de barrages.

Amazonie Centre du Monde

Par cette irrésistible immersion qu’amplifient des haut-parleurs LED, l’Amazonie occupe le cœur du plateau et devient, de fait, le centre du monde. Dans ce dispositif quadri-frontal, le public se repère grâce aux flashs qui battent la mesure crescendo jusqu’à devenir une marche militaire violente et assourdissante. Car c’est bien de la levée d’une armée dont il est ici question. L’objectif de cette performance est de détruire, dans un rêve collectif, le Belo Monte ou l’un des plus grands barrages hydroélectriques du monde. Construit en 2019, on le tient notamment pour responsable de l’inondation de 500 km2 de forêt amazonienne et de l’expulsion de 16,000 personnes, en grande majorité des indigènes.

Le manifeste politique qui soutient cette recherche artistique parle d’« apartheid climatique », d’« écocide » et de « génocide ». Des mots dans lesquels résonnent la mort sous toutes ses formes. En effet, Altamira c’est la capitale de la Transamazonienne rapidement devenue l’épicentre de la crise environnementale brésilienne et qualifiée aujourd’hui de « cimetière de la grande forêt ». Mais ici, à l’exception d’une apostrophe finale au président Lula, la rhétorique politique s’efface au profit de l’action, du geste d’un public invité à mettre lui-même fin au carnage.

« Une partie des élites politiques et économiques du Brésil considère la forêt de la même manière qu’elle considère les femmes : comme un corps à violer et à exploiter. »

Et cela commence avant même l’entrée dans la salle avec l’appel de sept volontaires, femmes, qui auront le privilège d’assister Gabriela Carneiro da Cunha dans sa performance. Car selon l’artiste, la lutte pour la forêt est indissociable de celle à mener pour les femmes : « Une partie des élites politiques et économiques du Brésil considère la forêt de la même manière qu’elle considère les femmes : comme un corps à violer et à exploiter. Les femmes ont pris la tête de la lutte en Amazonie (…) » Les recherches de Gabriela ont d’ailleurs donné naissance à un réseau d’activistes liant les femmes, les rivières et l’art : le Rede Buiúnas.

Lutte techno-animiste

On ne s’étonnera donc pas de voir surgir le féminin sacré dans cette performance où l’artiste opère une métamorphose : elle devient l’esprit du fleuve, une femme-serpent féconde et guerrière née des mythes ancestraux. Dans une transe hypnotique, son archaïsme se mêle à la technologie, façonnant dans des invocations sublimes ses armes de destruction massive : humaines et spirituelles.

Son pouvoir de fascination, elle le tient de sa somptueuse nudité mais aussi de ces masques techno-magiques qui font d’elle une sorte de cyborg inquiétant accomplissant un rituel. Il s’agit alors d’explorer « ce que le chamanisme permet à l’art de devenir », selon le mot de l’anthropologue et amie de l’artiste, Tânia Stolze Lima. Or on ne tarde pas à comprendre la puissance de cette alliance. Au climax de la performance, voilà que plusieurs femmes du public comme possédées attaquent furieusement à coups de burin une pierre symbole du barrage posé au centre du plateau. Projeté face à nous comme une vision, le Belo Monte s’effondre.

Il s’agit alors d’explorer « ce que le chamanisme permet à l’art de devenir. »

Reste à comprendre ce que 2042 évoque. Est-ce un augure ou un ultimatum ? Je formule ici une hypothèse à partir des mots d’Antonio Gramsci auxquels cette performance n’a cessé de me rappeler : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Voici venir Gabriela et son armée d’Aliendigènes, sifflant à l’unisson sur les têtes des « progressistes ». Qu’Altamira et son barrage se le tiennent pour dit : dans leurs eaux commence aujourd’hui le compte à rebours de l’amazonisation du monde.

  • Conception et création : Gabriela Carneiro da Cunha
  • Réalisation : Gabriela Carneiro da Cunha et rivière Xingu
  • Mise en scène : Cibele Forjaz