Pauline Peyrade

Autrice et metteuse en scène d’une œuvre liée à l’analyse d’un féminin dont l’émancipation est aux prises avec certaines dérives familiales ou sociétales, Pauline Peyrade invoque un environnement aquatique dans lequel chaque héroïne se crée un espace désirable : Portrait d’une sirène (2019), Des femmes qui nagent (2023). La parole retranscrite est souvent celle d’une souffrance, d’un cri indicible, qui peut choisir de s’exprimer sous le prisme d’une mythologie enfantine. Publié aux Éditions de Minuit, L’Âge de détruire est son premier roman. Partagé entre deux âges, celui d’une enfant qui observe puis d’une jeune femme qui digère, il est le récit d’une douleur qui ne dira jamais son nom.

« L’âge un » est d’abord celui d’Elsa, sept ans. Elle déménage dans un nouvel appartement car sa mère, pour la première fois, devient propriétaire. Pour cette femme, « devenir propriétaire, c’est suivre l’ordre des choses […] et c’est précisément ce qui lui semble anormal ». L’enfant va scruter une mère pour laquelle rien n’est normal. Elle va donc apprendre à l’intérieur d’un monde qui n’est pas semblable à celui des autres enfants. Ce modèle maternel est une femme à l’apparence soignée mais dont les gestes indiquent un désordre. La façon de fumer une cigarette, de mâcher un chewing-gum, de nettoyer une cuisine ; chaque geste compte. La mère d’Elsa semble soucieuse d’endosser le rôle qu’on lui a assigné, d’effectuer les tâches qui devraient être les siennes. Dans ce quotidien à la moquette criarde et aux murs délavés, Elsa va inventer un ciel constellé d’étoiles et des légendes de petite fille.

Faire son nid comme on rêve

Pour ce faire, elle caresse les cloques qui parcourent le plafond de sa chambre, elle « imagine que ce sont des nids de fées, qu’un bébé dinosaure va les craqueler de la pointe de son bec ». Mais elle a « peur qu’elles soient pleines d’insectes qui pourraient se répandre sur [s]on visage ». La menace est palpable. Elsa s’en protège en ayant recours à l’imagination. Tout ce qui ne lui plaît pas dans le réel va muer. C’est la puissance de l’enfance que de regarder avec d’autres yeux, avec des yeux de magiciens. L’appartement où vivent Elsa et sa mère est un espace réduit et peu séduisant. C’est pourtant le terrain de jeu principal du récit. L’enfant va en faire une description objective mais qui laisse présager que quelque chose gronde, tapi entre les lattes d’un lit superposé que l’on donne à une enfant unique, chuchoté entre des rêves interrompus par une adulte tourmentée qui n’arrive pas à dormir. La menace se fraie un chemin qu’on n’est pas certain de pressentir. Le lecteur doute à mesure que l’enfant s’attarde sur des indices étranges, des fixations qui questionnent. Ainsi, les tours d’Elsa ne seront bientôt plus suffisants, ils disparaîtront à mesure que la violence prendra place. La poupée en forme de sirène accompagnera toujours la petite fille mais son visage commencera à s’effacer, ses cheveux à s’assécher. Le décor imaginé finira par abandonner ses apprêts pour finir en lambeaux. Il faudra donc faire de cet espace un environnement vivable, un univers désenchanté mais qui tient debout. C’est ce que fait déjà la mère, elle dont le corps semble incarner cette fissure qui persiste. Elle a les airs d’une Jeanne Dielman qui ne croit pas au personnage qu’elle incarne, qui joue faux. Elsa possède les airs d’une enfant à laquelle on aurait retiré le droit de jouer aux jeux de son âge. Elle va à l’école mais elle a du mal à s’adapter. En classe, elle tombe amoureuse d’une autre petite fille, Issa, une brune qui exhale « le jasmin et la vanille ». En classe, elle éprouve le désir, déjà. Heureusement « la maîtresse ne semble rien remarquer, ni Issa, ni les autres élèves le nez collé à la pointe de leur plume » lorsque la petite fille se met à uriner sur sa chaise. Elle est traversée par un désir plus grand qu’elle. Alors elle fait l’apprentissage de son corps. Elle « plonge [s]on index et [s]on pouce dans [s]a bouche, [les]  englouti[t] tous les deux » avant de constater que l’intérieur de sa bouche est molle. Cet éveil sensuel a l’air d’être subi, on y répond par une certaine violence infligée à soi-même. Comme s’il fallait garder le secret d’un goût inapproprié.

Le plaisir du dégoût

Les repas de famille finissent en drames nocturnes

L’apprentissage du monde passe donc par l’observation de la structure d’un appartement, des objets qui s’y entassent, et par l’attitude d’une mère souvent opaque. L’apprentissage du monde passe par la découverte d’un corps qui, trop tôt, est dépassé. Happée par la curiosité du goût de l’autre, Elsa va faire subir à Issa ce qu’elle connait probablement déjà. Elle va lui infliger ce qui devrait être du plaisir mais qui deviendra de la honte, du dégoût. L’apprentissage est, surtout, celui de la douleur. Tout y conduit, même si les chemins de traverse se multiplient, prenant souvent la forme d’un déni. Elsa « ne proteste pas », elle « accepte l’inquiétude, sans la reconnaitre ». Elle pourrait exprimer sa colère mais elle ne le fait pas, elle préfère les « grimaces silencieuses ». Sa mère, quant à elle, « se tient droite, lancée dans une démonstration de santé et de bonnes manières ». Quand rien ne va, il faut donner le change. C’est leur histoire de famille, une histoire de rage silencieuse. La grand-mère, avant elles, savait taire les dissonances. Même si la cicatrice sur le visage de la mère d’Elsa trahit certains secrets. Même si les repas de famille finissent en drames nocturnes. On s’attache à des objets qui donneraient l’illusion qu’une filiation symbolique opère et qu’elle conserve la beauté des contes pour enfants. Ce sera donc le choix de bagues ornées de pierres précieuses que les femmes se lèguent. La beauté d’un bijou ne suffit pas à dissimuler le malaise mais il maquille le réel. Par ailleurs, ce que l’on met dans son corps, ce que l’on avale, désamorce également toute possibilité de plaisir et choisit l’angle du contrôle. Ces femmes préfèrent se donner faim, se sentir « animée[s] par le nerf du ventre vide ». S’affamer est aussi affaire d’héritage. Lorsque Elsa atteint « l’âge deux » c’est une jeune femme et elle sait qu’au « moment venu » elle fera comme sa mère. Ce rapport à la nourriture suit la logique du déplaisir et de la satisfaction morbide qui en découle. Comme toujours, les choses qui devraient être sources de plaisir induisent de la douleur. Alors la violence dissimulée par une maîtrise de soi et de son environnement finit par surgir. La nuit pour la mère, en plein jour pour Elsa qui, par surprise, plante un couteau dans la main de sa génitrice. Ces corps qui souffrent, jamais ne vacillent. Elsa, jeune adulte, est « éprouvée mais digne ». Et la filiation devient la transmission du pire.

  • L’âge de détruire, Pauline Peyrade, Éditions de Minuit, 2023

Crédot photo : Pauline Peyrade © Mathieu Zazzo