Raconter la vie de trois artistes, trois femmes, trois œuvres, c’est ce à quoi s’attelle Nathalie Piégay dans une triple biographie publiée aux éditions du Seuil. 3 nanas retrace le parcours de Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois et Annette Messager – trois plasticiennes qui n’ont cessé de tisser des œuvres entre aventures artistiques et existence quotidienne.
S’interroger sur Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois et Annette Messager, c’est se pencher sur la matérialité de l’art : comment sont-elles devenues artistes ? par quels moyens pratiques ? par quels chemins de vie ? quelles formes ont pris leurs œuvres ? Dans cette biographie romancée, Nathalie Piégay parvient à établir ce qui les relie et fait la force de leurs œuvres : le recours à des gestes pour échapper à un destin violenté, parfois brisé.
Les gestes de l’art
C’est un « elles » actif qui ouvre cette biographie aux allures de roman, dans une gestuelle qui ne laisse pas indifférent :
« Elles brodent, elles cousent, elles découpent, elles collent. Elles épinglent, elles décapitent, elles tranchent. Elles suspendent, elles accouchent. Elles dessinent, elles écrivent, elles écrivent des lettres et des livres. »
Ce « elles » fait l’art, le fabrique, mais le déconstruit aussi en lui donnant une autre allure. Plus marginal, l’art de ces trois femmes choisit la broderie, le collage, la sculpture mais avec des matières moins nobles que celle de l’art institutionnel, dans lequel elles ne se reconnaissent pas :
« Après avoir rangé son 22 long rifle, Niki ouvre sa boîte à couture. Ça la fait rire. Elle coud, elle coupe, elle brode, elle raccommode. Elle fabrique des poupées. Elle ne veut pas de sculptures solides et lourdes, c’est fini le bronze et tout le bataclan réservé aux hommes ! Elle ne veut ni moulage ni fonte. »
Nathalie Piégay compose une biographie qui laisse la place à un collectif féminin, à ses mouvements, à ses revendications, et son talent. Ce « elles » se constituent comme un collectif anonyme qui dit aussi la brisure, la difficulté à être femme et à être artiste : « Elles ont joué à la poupée, elles se sont mariées, elles ont accouché. Elles sont parties, elles se sont effondrées, elles se sont relevées. Elles ont émigré, elles ont voyagé. Elles ont joué avec les couturières, elles ont tiré à la carabine, elles ont tué le père. »
Retourner la violence subie, en faire une matière féconde à partir de laquelle créer, c’est ce qui lie ces trois artistes, Niki, Louise et Annette – leur existence intime et quotidienne se mêlant à leur œuvre et à leur pratique artistique. C’est dans ce geste de retournement, de révolte, que leur pratique artistique s’ancre et se développe. Nathalie Piégay réalise également un geste, un geste littéraire surprenant et réussi : établir une lignée entre ces trois artistes sans les rapprocher de manière artificielle. Renverser, dans l’écriture biographique même, le modèle patriarcal qui rapproche les artistes dans une hiérarchie verticale parfois sans trop de nuances. Ici, les « 3 nanas » sont mères, soeurs, filles les unes des autres, elles engendrent des œuvres qui continuent de vivre dans cette mise en récit fine, laissant une place au Je et à des analyses pertinentes car personnelles de leurs oeuvres :
« Sans doute aurait-elle détesté que j’écrive ce récit et insiste sur les rencontres entre elle et Niki de Saint Phalle et que je dise tout ce qui rapproche deux femmes, qui toutes deux ont tué le père, connu l’effondrement, la violence et le mensonge des familles. Et moi je suis fascinée par leurs œuvres. »
Une biographie en mouvement
C’est à partir de ce que l’on accepte de laisser transparaître de notre propre vie qu’il semble alors possible d’écrire la vie des autres, en s’intégrant peut-être aussi dans ce « elles ».Car Nathalie Piégay est une biographe mais aussi une autrice, qui fait entendre un Je personnel et réflexif au sein de ce matriarcat artistique. L’autrice s’interroge sur sa place dans ce récit, sur ce que sa vie personnelle apporte, elle aussi, à son écriture. L’existence quotidienne participe au récit de cette aventure artistique qu’est le roman biographique – ou peut-être la biographie autobiographique :
Car Nathalie Piégay est une biographe mais aussi une autrice, qui fait entendre un Je personnel et réflexif au sein de ce matriarcat artistique. L’autrice s’interroge sur sa place dans ce récit, sur ce que sa vie personnelle apporte, elle aussi, à son écriture.
« Je bascule à mon tour et je suis à l’intérieur d’un corps, d’une bouche à la mâchoire grande ouverte, dans un vagin ou un utérus, un estomac fibreux qui va broyer tout ce qu’il reçoit, ou peut-être est-ce une grotte, ou un aven, un de ceux dans lesquels je suis descendue souvent en Ardèche pour montrer à mes enfants et leurs amis qui venaient nous rendre visite ce qu’il y a à l’intérieur de la terre, sous nos pieds, là où les rivières ont creusé et perforé le sol. »
La biographie prend alors des allures d’enquête : « […] tout cela n’avait été qu’un prétexte, ou plutôt un moteur de l’enquête dont le véritable ressort, obsédant, était la force qu’elles avaient pour lutter contre la folie et la violence subie. »Dans cette enquête qui dessine un parcours géographique, Nathalie Piégay réussit à faire des trois plasticiennes des protagonistes actives de leur propre destin, elle montre leur liberté, leur mobilité et leur indépendance. Elle entre dans l’intimité de ces artistes, dans leur esprit et questionne ainsi le lien fondamental entre la vie et l’art, ce que l’on met de sa vie dans son œuvre :
« Les peintres, les sculpteurs peuvent-ils raconter leur vie ? Louise Bourgeois avait inventé la sculpture autobiographique et Niki de Saint Phalle crée, elle aussi, à partir de son histoire personnelle qu’elle projette dans des personnages extraordinaires. Annette Messager procède-t-elle de la même manière ? Est-ce le propre des artistes femmes ? Les questions tournaient dans ma tête. »
Nathalie Piégay tisse un récit comme une araignée sa toile : serrée et réfléchie – réussissant à se placer plus proche de la création.
- 3 nanas, Nathalie Piégay, Seuil, août 2023
Crédit photo : PIEGAY Nathalie © Hannah Assouline. Ed du Seuil