Après la parution de notre entretien avec Marina de Van, qui interrogeait son rapport avec ses anciennes addictions et l’écriture, nous publions un article du romancier et essayiste Valéry Molet qui revient sur les liens entre drogue et création.
La drogue est l’avenir de la créativité humaine. Elle en est également le passé de Juvénal à Jünger. Et c’est tant mieux. Dans Les Portes de la perception, Huxley pratique l’hymne aux drogues qui réduisent le temps et l’espace pour intensifier la vie. La création est la conséquence de la toxicomanie qu’elle soit liée à l’usage de drogues ou la sécrétion naturelle d’une sorte d’hormone. Dans cette perspective, plus nous serons toxicomanes, plus le monde sera créatif, à moins que nous ne soyons « drogués de manière congénitale » comme certains artistes.
Les créateurs voient le lendemain comme un « point d’impact » qui relie ce qui est à ce qui peut être et qui s’évanouit dès qu’il est décelé. Selon Huxley, « l’œil cubiste » des créateurs ressemble à un verre de rouge ou une poignée de peyotl. À travers ses propres expériences toxicomanes, le livre de l’écrivain anglais est un appel au bonheur et au futur, un cantique de la joie pour tous les camés et créateurs. Si la création n’est qu’un point d’impact qui ouvre Les Portes de la perception, selon Aldous Huxley, au-delà desquelles le temps et l’espace ont disparu pour laisser place à une intensification de tout, alors l’être peut foisonner. Il n’y a que les drogues – qui ne sont qu’un appendice créatif – pour se sentir vivant. Ainsi, Huxley, après l’absorption du peyotl, écrit : « l’espace était toujours là ; mais il avait perdu sa prédominance. L’esprit se préoccupait primordialement, non pas de mesures et de situations, mais d’être et de signification ».
« Et l’indifférence en ce qui concerne l’espace était accompagnée d’une indifférence vraiment complète en ce qui concerne le temps. »
Dans cette perspective, l’indifférence à la réalité telle qu’elle se présente est la source de toute créativité, de toute « génialité » pour reprendre l’expression de Berdiaev. Ceci rejoint la thèse de Bossuet selon laquelle les « idées personnelles » sont des hérésies, c’est-à-dire un manque de singularité pour appréhender le tout, quelque nom qu’il adopte : Dieu, être, camisole de force ou chemise de nuit. Si la création n’est qu’une toxicomanie intrinsèque, elle ne peut être qu’un point d’impact. J’imagine une série télévisée en cinq saisons sur le point d’impact. Lars von Trier s’y est essayé avec succès dans L’Hôpital et ses fantômes (Riget). La création est une manière d’altération chromosomique, un mongolisme dégradé. Il est impossible de capter l’attention de quelqu’un avec une véritable création, sinon Rimbaud et Nietzche auraient vendu leur arsenal de leur vivant. Pour moi, créer c’est être au fond d’un goulag, à couper du bois pour en faire des allumettes, puis les brûler sur place, faute de voie ferroviaire pour les acheminer quelque part : bref, l’exacte inverse du scénario ou de l’histoire passionnante. Être créateur, c’est s’offrir un « périr perpétuel » comme le souligne Huxley qui pourrait être doublé d’un « mentir-vrai ». Cela nous entraîne à la périphérie de l’être avec cet aplomb de cubiste. Et peut-être alors que la beauté peut devenir « sacramentelle ».
Si la création n’est qu’une toxicomanie intrinsèque, elle ne peut être qu’un point d’impact.
La drogue comme antidote à la littérature scénarisée
Elle élargit l’espace vital de la créativité. Comme les tanks pour le complexe militaro-industriel, les romans scénarisés sont les généraux d’une usine à fabriquer une création lyophilisée et une grammaire déshydratée. Quand je pense qu’on en est encore là, comme si Sterne et Diderot n’avaient jamais existé. Raconter une belle histoire, écrire un roman, c’est un peu pratiquer la masturbation dans les toilettes alors que la reine des cochonnes vous attend dans votre lit. Le récit est la métonymie de la ringardise. On étouffe dans ce jardin trop bien tondu. Le roman échoue dans le verbe sérié, logique, social comme si les faits avaient une existence réelle. Parfois, Huxley écoute des romanciers ou des cinéastes lorsqu’ils parlent de leurs œuvres, c’est plus drôle qu’affligeant : « le héros rencontre sa belle-mère qui est, en fait, la déesse de l’amour. Mais personne ne le sait car elle aime Carl qui vient d’être licencié parce qu’il aime les bananes et milite pour les vergetures et le sucre de betterave ».
Si la drogue devait être interdite sous toutes ses formes, le cachot pourrait être une solution, s’il était confiné dans la geôle, elle-même rembobinée sur le bagne. En revanche, si les drogues deviennent des accès au non-récréatif mais à l’inventivité, nous pourrions sortir de la saxonisation de la fiction qui n’est qu’une décalcomanie de la sexualisation de l’événement. Ainsi, échappant au destin délétère dans lequel les riquiquis hippies et autres yuppies ont confiné l’usage de la mescaline, du vin et de tous les psychotropes futurs, les créateurs pourraient de nouveau profiter de cette mystique, très proche de l’extase monastique. Si l’on savait produire du silence en poudre, le monde serait sauvé. Car peut-on faire de mieux que des artistes « congénitalement » drogués et silencieux ? Chez eux, les tapis ne sont jamais en solde. Quand ils les nettoient par-dessus leurs balcons, les gueules d’en dessous ne s’en aperçoivent pas, même si elles se déforment atrocement au contact de ces poussières chargées du poison de ce qu’on ne connaît pas encore. La littérature n’a rien à voir avec la vie car l’existence n’est qu’une des formes de la légalité, c’est-à-dire une réserve dans laquelle la boîte de conserve des émotions est accolée au pot-de-chambre biologique. La littérature est le lendemain de la solitude, quelque chose qui n’existera que lorsqu’elle aura déjà disparu. Il faudra attendre que « la perception “nettoyée” de la signification infinie de toutes choses soit rendue … par une netteté obsédante de forme, dans une tonalité austère, presque monochromatique », en bref, qu’on ait cessé d’écrire comme avant et atteint le « silence systématique ».
- Aldous Huxley, Les Portes de la perception.