Artiste invitée de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette, l’italienne Marta Cuscunà explore, dans un triptyque piquant et décalé, les origines et manifestations contemporaines du transféminisme.
Trilogie frugale
Annulée en 2021 pour cause de COVID, la BIAM organisée par le Mouffetard – Centre national de la marionnette revient cette année avec une programmation ambitieuse. Du 10 mai au 4 juin, 35 compagnies d’Europe et d’ailleurs présentent pas moins de 139 spectacles pour défendre la richesse de la marionnette d’aujourd’hui et en révéler l’extraordinaire créativité. En tête de cortège, Marta Cuscunà, quarante ans, porte l’étendard de la résistance – thème principal du festival. Pas étonnant quand on connaît le parcours de cette artiste née à Monfalcone, une ville italienne « connue pour ses chantiers navals où se construisent les plus grands paquebots de croisière du monde mais aussi tristement célèbre pour son taux extrêmement élevé de décès liés à l’amiante », lit-on sur son site. Un décor industriel sombre, crasseux et dangereux que l’on retrouve dans son œuvre, de la mécanique grinçante de ses créatures à ses dramaturgies attaquées à l’acide. Formée à l’École européenne pour l’Art de l’Acteur (Prima del Teatro), elle y fait une rencontre décisive : celle de Joan Baixas, plasticien et maître marionnettiste catalan qui fait dévier sa trajectoire. Car loin des arts de la manipulation, la jeune femme se destinait initialement au music-hall, un genre dont on retrouve le rythme effréné, l’énergie débordante et même parfois l’univers musical dans ses œuvres.
« J’avais des budgets de production très restreints. Les marionnettes permettaient d’avoir beaucoup de personnages tout en ne payant qu’une actrice. »
De l’énergie, il en faut pour jouer seule cette trilogie surpeuplée. Une frugalité, aujourd’hui signature de l’artiste, qui a d’abord été le fruit d’une nécessité économique. « J’avais des budgets de production très restreints. Les marionnettes permettaient d’avoir beaucoup de personnages tout en ne payant qu’une actrice. » Au fil du temps, Marta Cuscunà construit sur cette sobriété imposée une ligne artistique singulière. Elle habille ses pièces d’ombre et de lumière, structure l’espace avec des tubes métalliques rétractables et explore toutes les potentialités de son timbre. Au volant de la voiture de ses parents, véhicule de tournée officiel, elle sillonne l’Italie, son théâtre dans le coffre. En 2012, elle décide même d’expérimenter le financement de la Semplicità Ingannata par le micro-crédit : « Mon objectif était de donner vie à un théâtre populaire, indépendant et co-produit. Nous avons proposé une expérience de “production théâtrale participative” car nous croyons en un développement théâtral durable du point de vue social et économique. » En filigrane de cette opération, c’est la recherche acharnée d’une autonomie économique du projet artistique qui s’exprime, sans compromis sur la générosité du geste.
Amargí ! Le cri des Résistances Féminines
En témoigne la prodigalité de cette artiste dont la trilogie étendue sur les Résistances Féminines démarre en 2009 avec le spectacle È bello vivere liberi! inspiré de la biographie d’Ondina Peteani, première Staffetta Partigiana d’Italie déportée à Auschwitz. S’ensuit en 2012 la Semplicità Ingannata, une pièce sur la rébellion des Clarisses du Couvent d’Udine puis Sorry Boys, en 2015, adaptation d’un fait divers impliquant 18 lycéennes qui décident de tomber enceintes en même temps pour élever leurs enfants ensemble. Le triptyque présenté lors de la BIAM intègre cependant un nouvel opus, Il Canto Della Caduta, sorte de préquel de cette trilogie, qui revisite le mythe de Fanes où s’achève, dans un combat tragique entre ciel et terre, le règne d’un peuple matriarcal et pacifique.
« La Trilogie sur les Résistances Féminines nait de l’envie de partager les histoires de personnes qui ont inventé des façons de résister au patriarcat et ont collectivement tenté d’imaginer un monde où la parité serait effective. »
À l’origine de cette série, il y a une interrogation fondamentale sur les racines de la domination masculine et le caractère inévitable d’une guerre des genres. « La Trilogie sur les Résistances Féminines nait de l’envie de partager trois histoires. Des histoires de personnes qui en des lieux et à des époques très différents ont inventé des façons de résister au patriarcat et ont collectivement tenté d’imaginer un monde et un modèle social où la parité serait effective. » Laissant de côté le destin singulier d’Ondina Peteani, Marta Cuscunà fait, pour cette BIAM, le choix assumé du collectif. Qu’il s’agisse des adolescentes-mères, des nonnes d’Udine ou du peuple de Fanes, la révolte prend son élan dans un destin commun, une souffrance partagée liée à une oppression millénaire.
Car plus que de féminisme, c’est de transféminisme dont il est ici question : un courant qui renvoie autant à un combat qui dépasse la communauté des femmes cisgenres qu’à l’espoir d’une amélioration de l’humanité par le renouveau d’un pouvoir féminin. Amargí ! C’est le cri sumérien de ce retour à la mère qui se répète en écho dans la bouche des personnages d’Il Canto Della Caduta au moment de s’armer pour résister. Le choix des armes, dans chacune des trois pièces, est la première étape de la définition d’une alternative sociale souhaitable – qu’il s’agisse de l’alliance avec la nature pour le peuple de Fanes, de la culture et de la science pour les Clarisses ou de la maternité pour les adolescentes de Sorry Boys. Au diviser pour régner patriarcal, toutes opposent l’union pour une autonomie partagée. Cette stratégie me rappelle les mots d’Audre Lorde dans l’essai « The Master’s Tools Will Never Dismantle The Master’s House ». Issu du recueil Sister Outsider, elle y exhorte les femmes à se doter d’un arsenal de leur cru plutôt que d’utiliser celui de leur oppresseur – stérile dans sa capacité à repolariser le monde.
Écriture animatronique
L’arme de Marta Cuscunà, c’est la marionnette. Une marionnette adulte qui pousse des cris assourdissants, aveugle à coups de flashs et coupe des têtes pour en faire des trophées de chasse. Dans le creux des entailles à vif se niche toujours le rire. Car le défi de cette trilogie est bien de regarder en arrière et d’être capable de sourire.
« Nous identifions en fonction des diverses techniques de manipulation les changements à opérer dans la dramaturgie. Il s’agit de cerner comment la mécanique impacte la parole des personnages. »
La violence de l’oppression, on la retrouve dans chaque articulation comme si l’artiste devenait elle-même l’architecte de l’horrible piège à l’œuvre. Dans leur simplicité trahie, les femmes sont des pantins avec lesquels on s’amuse un temps avant de les enfermer dans un coffre – jusqu’au retournement où ce sont elles qui tirent les ficelles depuis leur smartphones ou leurs cellules. Dans le processus d’écriture, c’est la mécanique des marionnettes imaginées par Paola Villani qui prime : « Avec Marco (Rogante, ndlr), nous identifions en fonction des diverses techniques de manipulation les changements à opérer dans la dramaturgie. Il s’agit de cerner comment la mécanique impacte la parole des personnages. » Dans Sorry Boys, la manipulation s’opère avec des freins de vélo. En résulte des dialogues d’une incroyable détente que la pulse constante de Marta Cuscunà alimente jusqu’à la dernière réplique. Coup de maître, que ce travail de chœur réalisé en solo qui donne chair à des enfants-rats, des pères-adolescents, des corbeaux, des nonnes et des vicaires avec la même intensité organique.
Enfin, chaque pantin a son génie, sa fureur et sa malice. Mais ce qui importe vraiment à la marionnettiste, semble-t-il, c’est le processus – le devenir des personnages qu’elle injecte dans chaque mot pour créer le mouvement. Singulière par sa trajectoire franche et directe, l’écriture de Marta Cuscunà est semblable aux flèches de Dolasilla, l’héroïne martyre de Fanes : elle ne rate jamais sa cible.
- La BIAM continue jusqu’au 4 juin : consultez la programmation ici
- Découvrir l’interview de Marta Cuscunà dans le cadre de la BIAM 2023
- Distribution : de et avec Marta Cuscunà, conception et réalisation animatronique Paola Villani, assistant à la mise en scène Marco Rogante
Crédit photo : ©Alessandro Sala