Venez voir la collection romane au Musée National de l’Art Catalan de Barcelone (MNAC), l’une des plus riches au monde. Barcelone est connue pour Gaudi, l’anarchisme et l’ambiance urbaine, mais bien peu pensent à visiter cette collection, au point que le Musée a rendu la visite gratuite tous les samedis dès 15 heures – foncez !
On trouve rarement des peintures romanes rassemblées en telle quantité et qualité. L’aile romane du MNAC permet la découverte approfondie de pièces fascinantes, aux influences carolingiennes et italiennes, remarquablement conservées.
Vous tomberez entre autres sur le martyr de saint Etienne, une fresque de Sant Joan de Boí qui fait entrer dans l’étrangeté de la figuration. Des pierres rondes comme des œufs servent à lapider le saint. Le sang lui coule du crâne comme une frange. En plein acharnement, les persécuteurs ne regardent pas leur victime. Leurs yeux fixent un point un peu plus haut que le spectateur, de toute évidence ils ne savent pas ce qu’ils font.
Le drapé souligne le mouvement et les bedaines universelles, de cette ligne claire, bédéesque, qui assume l’effet d’irréel. Car la fresque n’est pas ordonnée à ce monde terrestre, elle construit son propre monde. Dans un coin, le doigt de Dieu lance un rayon précis sur le chef ensanglanté de « SS Stefanus ». La main du Père apparaitra ailleurs dans la collection, seule, bordée d’une manche orpheline. Le Père n’a pas de corps mais seulement une main créatrice ; de même, la main du peintre crée un espace expressément séparé des corps matériels.
A l’arrière-plan du massacre, deux bandes de couleur : le sol gris bleu, le ciel rouge pourpre n’ont aucun référent réel. Le monde que construit l’art roman est d’abord le règne de la couleur vive, première beauté, premier truchement de la catéchèse.
Le monde que construit l’art roman est d’abord le règne de la couleur vive, première beauté, premier truchement de la catéchèse.
Ce désintérêt du roman pour la représentation mimétique est si déboussolant qu’il a pu inspirer les modernes, qui y ont décelé un primitivisme précurseur – d’autres modernes, les gothiques les premiers, n’ont pas hésité à y voir une naïveté grossière. Pourtant, maladresse brute comme abstraction moderne ne disent rien des considérations spirituelles à l’origine de cet art. La beauté romane n’est pas dirigée par un canon déterminé, à l’inverse des normes gréco-latines. Elle peut habiter le normal et le monstrueux, l’incohérent et le compassé. Certes elle imite, certes elle est tout entier orientée par l’image de Dieu, présente dans les hommes et le monde. Mais cette image ne se veut pas reproduction fidèle de la réalité.
Inquiétante étrangeté
Thomas d’Aquin dira que l’art imite la nature dans son opération (ars imitatur naturam in sua operatione) – et non dans son apparence ou ses effets. D’où l’inquiétante étrangeté de ces peintures sans profondeur, qui prennent valeur telles quelles, sur leur fond blanc ou coloré, hors de la perspective ou du clair-obscur. Seul relief, la lumina, qui est un dégradé de couleur ou plutôt de lumière, éclaircit les chairs. Comme dans ces « Christ Pantocrator », la lumina rejoint les lignes de la silhouette et se transforment en figures, spirales, ronds, traits, qui ornent la chair… L’ombre ou la profondeur sont laissées à la lumière extérieure, aux variations de la clarté naturelle ou au flambeau.
Inquiétante étrangeté aussi de ces visages, doux ou impénétrables, étrangers à notre plastique. Leur dignité bizarre émeut comme ceux des plus fragiles d’entre nous, handicapés, malades, vieillards.
Par exemple, cette vierge de face au nez courbe, dont le creux du menton est strié de deux courbes inverses. Elle nous regarde sans concession. Elle tend sa paume, dont les lignes de vie sont aussi marquées que le contour de la main.
Ou les bouches, souvent, qui tirent vers le bas ; nous les dirions tristes, mais elles révèlent des fossettes pouponnes, une humanité discrète. Voici des pieds dessinés d’une traite, comme des lettres arabes. Et les hautes pommettes du Christ, comme deux cerises – ou ses minuscules oreilles ; et les tonsures des moines qui semblent flotter au-dessus de leurs cheveux… En tout cela, la signification est plus importante que la représentation.
Le seul ordre, la seule harmonie de ces peintures est celle de la composition interne. Selon saint Isidore, contemporain des œuvres, ce qui est peint dans une couleur différente de la sienne propre ne représente pas la vérité (Étymologies II, 16, 1). Ainsi la peinture romane ne représente pas la vérité, mais un monde à chromatisme propre, dont la beauté est libre. Son critère est certes géométrique : on dessine avec le compas, et la plupart des œuvres sont structurées par la symétrie. La géométrie n’est pas ici une technique d’exactitude, mais elle est considérée comme l’harmonie secrète de l’univers.
C’est pourquoi, recouvrant l’ordre caché, la monstruosité règne en maître. Au MNAC, vous verrez encore des chameaux, des dragons, des lions ramassés, des bœufs pâles dont les plis du cuir montrent la torsion et la vie ; des saints graves et béats. Dans des reconstitutions de chœurs des églises des Pyrénées, vous trouverez les séraphins les plus terrifiants du monde. Ils ont « six ailes… avec deux ils tenaient leur face couverte, avec deux ils tenaient leurs pieds couverts, et avec deux ils volaient » (Isaïe 6,2) ; et leurs ailes dentées de plume sont recouverts de myriades d’yeux. Yeux que nous retrouverons dans un agneau apocalyptique, qui en possède sept : trois à droite et quatre à gauche.
Ce symbolisme n’est pas formel, il est aussi littéral et évident que les tracés francs, les couleurs fortes et les dynamismes larges. Le monde peint n’est pas notre monde qui serait agrémenté de signes conventionnels. Il est la présence simple des réalités célestes, qui passent pour farouches aux yeux des hommes.
Il y a aussi quelques sculptures, polychromés souvent. Des dizaines de Vierges pensives ; des crucifix pauvres où les côtes du Christ ressortent comme un squelette, entourent son nombril cosmique, et le cadavre semble dormir en paix. Voilà une descente de croix dont il ne reste que des pantins de bois : un pantin prend sur lui le Christ décharné. La sculpture se mêle à la peinture dans des bas-reliefs d’une grande finesse. Le plus émouvant, c’est ce baiser de la Vierge à sa cousine Elisabeth : leurs deux auréoles en relief s’embrassent et n’en font plus qu’une.
Rassurez-vous. Il n’est pas besoin de savoir déchiffrer tous les attributs des saints et les symboles. Pour nous, les peintres ont le plus souvent écrits les noms des protagonistes dans la légende. L’art roman est un art d’étrange et de clarté.
Ainsi de ces martyrs hallucinants sur le devant d’autel de Sant Quirc de Durro : les victimes sont imperturbables, tandis que les bourreaux sont contorsionnés par une ligne torturée. Le sang surgit, aplats rouges, aux coulées géométriques. Rien qui ne cède à la sensiblerie de la violence, rien que l’exposition nue de l’horreur. Le martyr ne doit pas fasciner ; il doit être une pierre de contradiction. Telle semble l’esthétique romane à nos yeux, une pierre de contradiction à tous nos canons, antiques comme modernes ; et le parcours du Musée National d’Art Catalan permet d’en saisir toute la fraicheur.
Illustration : La lapidation de saint Etienne, une fresque de Sant Joan de Boí (MNAC)