Bug, adaptation de la pièce de Tracy Letts, relate la passion horrifique entre Agnès, serveuse solitaire logeant dans un motel – pour échapper à un ex-mari abusif tout juste sorti de prison – et Peter, voyageur mystérieux qui vient combler et ébranler une vie inquiète. Ce dernier est un être paranoïaque, obsédé par de mystérieux insectes avides de chair humaine. Sorti en 2006, Bug parvient en un huis-clos étouffant à relater la psychose générale qui gagne des États-Unis plongés dans la guerre et encore convalescents du 11 septembre.
Le thème de la transformation vampirise le cinéma de William Friedkin, la métamorphose physique entrainant le plus souvent dans ses films un dédoublement de la personnalité en même temps qu’une refonte du monde aux yeux des personnages. C’est par exemple le cas dans Cruising (1980) où Al Pacino incarne un policier infiltré dans le milieu gay sado-masochiste de New York à la recherche d’un tueur. Son enquête métaphoriquement jamais résolue l’altère profondément ; cette transformation prenant matière dans l’accoutrement de cuir dont il fait sa seconde peau. Avec Bug, Friedkin renoue donc avec un sujet qu’il a longuement délaissé. La transformation physique influant directement le corps humain, la peau se creusant pour faire ressortir la chair, ce sont tous les démons d’une époque qui surgissent des entrailles des personnages de Bug, idée qui atteint son paroxysme dans une terrifiante scène d’automutilation où Peter s’arrache une dent. Mais contrairement à Cruising où le protagoniste se métamorphose au contact d’un milieu particulier, ici la contamination s’opère d’un esprit à l’autre lors d’une union charnelle plus mécanique que sensuelle, la paranoïa de Peter envahissant Agnès par les fluides et par le biais d’images subliminales – effet de mise en scène récurrent chez Friedkin – d’insectes. Au fur et à mesure que l’esprit comme le corps des personnages se dégrade, la chambre du motel se couvre d’aluminium tout éclairé de bleu pour devenir un véritable décor de science-fiction. Peter, ensanglanté et psychotique, finit d’ailleurs par ressembler à Jeff Goldblum en pleine mutation dans La Mouche de Cronenberg, appuyant son caractère insectoïde.Paranoïa insaisissable
Friedkin solidarise son point de vue avec la psyché d’Agnès et de Peter
Cette métamorphose physique symptomatise l’imaginaire traumatique de ce début du XXIème siècle, fertile terreau de la pensée complotiste. A la suite du 11 septembre, dont le spectre hante Bug, le complot prend un certain essor et profite de l’explosion d’internet, ce dernier agissant comme principal diffuseur des croyances conspirationnistes. Dans Bug, Peter en est l’avatar ultime : vision troublée, cerveau nécrosé, langage hermétique. Il prétend avoir été un militaire, et peu importe que cela soit vrai ou non, le processus d’autodestruction auquel il se soumet manifeste son rejet du système qui l’a instrumentalisé. Son tropisme militaire alimente l’imagerie du film : un ventilateur filmé avec une insistance malaisante rappelle la toute première scène d’Apocalypse Now tandis l’omniprésence sonore d’un hélicoptère invisible vient renforcer le sentiment de paranoïa des protagonistes. Le tout premier plan de Bug échafaude d’ailleurs ce sentiment de permanente surveillance, se rapprochant lentement du motel par une vue aérienne qui donne l’impression d’un plan subjectif depuis ce même hélicoptère. Friedkin solidarise son point de vue avec la psyché d’Agnès et de Peter, sans jamais nous révéler l’authenticité de leur réalité mentale : les insectes, de même que leurs supposées attaques – (auto)mutilations des personnages – ne dépassent jamais le hors-champ ; comme dans un complot, la vérité reste indécise et indicible, à mi-chemin entre le visible et l’invisible. Dans une longue scène d’élucubration avant l’acte final, Agnes achève sa transformation, recoupant d’absurdes informations qui la mènent à envisager le monde sous le même prisme que Peter, où le questionnement permanent du système dévoile son mécanisme diabolique et secret.
Le cinéma : médium de la croyance, médium de la défiance
En nous immergeant dans un climat anxiogène, Friedkin prépare le terrain complotiste
En nous immergeant dans un climat anxiogène, débutant par le bruit incessant d’un téléphone qui sonne sans interlocuteur au bout du fil, Friedkin prépare le terrain complotiste, nous plongeant dans une paranoïa identique à celle des personnages ; tout ce que l’on voit et entend est-il réel ? Si les convictions profondes de Peter semblent insensées, la réalisation n’est pourtant jamais mise au service de la vérité. La scène brutale d’arrivée d’un médecin confirme cette dualité : supposément en charge de Peter, son attitude détraquée pousse à la croyance complotiste, et sème les graines du doute, parasitant toute espèce de discours. Impossible de croire Peter, impossible non plus de croire les protagonistes du système. Bug rejoint ainsi une thématique fondatrice du cinéma du Nouvel Hollywood dont Friedkin faisait indirectement parti : la vérité de l’image de cinéma et sa progressive perte de valeur. En réactivant cette problématique en 2006, au tout début de l’ère de l’image-internet, le réalisateur joint le complotisme, et plus précisément son paysage paranoïaque, au médium cinématographique, sa capacité à questionner d’une part le réel, d’autre part le mensonge qui s’y cache. L’équilibre très justement maintenu dans le film entre la suspension d’incrédulité et l’incapacité à adhérer au discours insensé des héros met en évidence la capacité du cinéma non seulement à raconter, à mettre en scène le complot, mais surtout à devenir lui-même le complot, à faire du spectateur l’insecte du hors-champ.