Paru à la mi-janvier chez Payot Rivage dans la collection « Bibliothèque Rivages », le nouveau roman graphique signé Patrice Reytier poursuit son exploration du travail de Cioran. Après, On ne peut vivre qu’à Paris, ce livre promène le philosophe à travers l’Europe, dans une série de réflexions portant sur l’art et la littérature, dans un ton entre le cynisme jouissif et l’ironie misanthrope, toujours juste : Un homme heureux.
Roman graphique délicat et intelligent, Un homme heureux ouvre à une lecture des derniers textes du grand Emil Cioran. Comme le précise Patrice Reytier lui-même :
« [c]es ‘fragments’, issus de ses archives conservées à la Bibliothèque Jacques Doucet, sont tous inédits à l’exception de ‘Nicolas de Staël’, publié dans le magazine Lire en mai 1995. Accompagnés par les images, ces textes deviennent ainsi de courts documentaires sur des sujets aussi variés que l’art, la musique, la peinture, la littérature, la poésie, la philosophie, la religion et la politique. » Du reste, l’ensemble est présenté par une très belle préface de Kenneth White.
Un spectre large donc, au gré de la déambulation de l’auteur-personnage. Les vacances de Cioran sont bien loin du vide mais se présentent comme une perpétuelle émulation face à la saisie du présent et du réel qui surgit. La finesse et le réalisme du trait de Patrice Reytier rendent des lieux d’une singularité fascinante tout en épousant un postulat réussi au coeur du dessin : la solitude du philosophe dans le monde. C’est sans doute là l’un des traits particuliers du livre : la mise en perspective d’une pensée solitaire qui se confronte au monde, et se mêle parfaitement aux derniers fragments d’Emil Cioran, mort il y a bientôt 20 ans.
Composé – à l’image du texte – comme une série de fragments dessinés, le livre a ceci de stimulant, en dehors même de son texte comme de son dessin, qu’il parcourt un large spectre de pensée, et de la pensée cioranienne plus précisément.
« Un homme heureux », le premier fragment, montre le philosophe dissertant au Jardin des plantes » mais bien vite il quitte Paris pour croiser le fer intellectuel, au moins dans son esprit, avec Shelley et Byron et s’interroger sur la postérité littéraire, dans la mesure où « c’est toujours par ses faiblesses qu’on fait partie de son temps », et voilà qui nous expliquera l’actualité de nombreux contemporains…
« Michel-Ange » est l’occasion d’une délicieuse réflexion sur le monumental et l’exubérance dans l’art, sur Rubens ou Nietzsche, dans la beauté du dessin qui reproduit incroyablement les statues italiennes. « La pensée musicale » et puis « Mozart » traitent notamment de l’intuition créatrice et la construction mentale de l’originalité contre son expérience même dans le geste :
« La poursuite de l’originalité, vice tant moderne, fausse le jeu de la création ; elle y introduit des éléments extrinsèques à l’acte créateur, submerge l’inspiration par l’esthétique, l’instruit par la délibération. Nous sommes entrées dans une période de création consciente ; l’artiste médite sur ses moyens, les pèse et aspire à les faire valoir sans scrupules ; il calcule dangereusement ; il nous fait presque sentir son travail de réflexion, sa présence réflexive à son œuvre. »
Jouissif le livre qui vous permet de penser par Cioran et au-delà de Cioran.
La beauté toute singulière du fragment consacré à Nicolas de Staël nous rappellera l’importance de la déchirure en l’artiste, de l’exigence, mais aussi de l’amitié. Tout une partie est consacrée à la croyance, où l’on retrouve un pan du nihilisme cioranien, croisant le christianisme, Ponce Pilate et le monachisme. Et la politique, et la pensée systémique, et d’autres encore : un foisonnement.
Force de l’intelligence, grain à moudre pour une pluralité de sujets, ce n’est pas seulement une entrée dans la pensée de Cioran mais une composition synthétique d’un retour à l’auteur, servie par une approche graphique réussie.