Perte des grands récits, règne de la post-vérité, relativisme et perte de sens, la post-modernité que nous traversons ne manque pas de défis à relever. Rationaliste engag ée et héritière du pragmatisme, Claudine Tiercelin tranche avec le cynisme d’une certaine intelligentsia. Auteur de La Post-Vérité (2023) et du Ciment des choses (2011, ré-édité en 2023), cette philosophe de premier plan revient pour Zone Critique sur les problématiques liées à la postmodernité.
La présidence de Trump a mis en lumière la notion de « post-vérité ». Comment définissez-vous cette dernière ?
C’est bien sous Trump que le vocable (élu « mot de l’année » en 2016) a fait florès et qu’a été forgé ce terme insensé de « faits alternatifs ». Pour un post-véritiste, peu importent faits ou preuves : ce qui compte, c’est l’émotion et la croyance. Trump, c’est aussi le bonimenteur ou le bullshitter idéal : mensonges, entourloupes ont toujours existé, mais débiter des « foutaises » ce n’est pas forcément mentir, c’est avant tout faire preuve d’une parfaite indifférence à l’égard de la vérité et du peu de cas qu’on en fait. Le phénomène a, au-delà de Trump, retenu l’attention, parce qu’il est devenu banal et global : il n’est pas dû à telle catastrophe ou à telle dictature. Dans un univers totalitaire orwellien, régi par la propagande, il n’y a qu’une seule Vérité qui doit être uniformément crue. L’univers post-véritiste est en apparence démocratique, mais il est rongé par un relativisme généralisé dont le but est de faire disparaître la vérité en la dissolvant de l’intérieur, ce qui est tout sauf démocratique. Totalitarisme et post-véritisme sont bien l’application, sous des régimes opposés, d’une même stratégie : rompre toute relation entre langage et réalité, et empêcher tout accès à la vérité de manière à détruire les conditions même de la liberté. Le post-véritisme, qui sévit partout, a pris une ampleur mondiale, grâce aux possibilités inouïes de manipulation et d’instrumentalisation dues à l’inventivité technologique, à la multiplication des canaux de communication et d’information et donc de possible désinformation.
Il existe un brouillage des lignes entre informations et opinions.
Ont ainsi envahi tous les secteurs de la vie publique (et académique que n’épargne pas la « cancel culture ») : l’obscurcissement, l’usage sélectif des faits, le déni de la science, le tripatouillage des données, l’engouement pour le raisonnement de pacotille, décoratif ou motivé, et autres mille-feuilles argumentatifs au cœur des théories du complot ; la masse d’informations manipulées ou fake news dont le principe n’est pas d’être fausses ou biaisées mais de l’être délibérément ou intentionnellement. D’où la difficulté de s’y retrouver, le brouillage des lignes entre informations et opinions. L’information passant pour du savoir, entame la confiance qu’on peut et doit avoir en lui, multipliant aussi l’aveuglement volontaire et la « surconfiance » : la facilitation de l’accès par le web à l’information laisse accroire que le savoir s’acquiert sans effort, entretenant illusions sur la réalité des compétences, frustrations et déceptions, l’érosion inévitable de l’esprit critique et la fragilisation croissante des individus prompts à céder à l’emprise des pires manipulateurs et imposteurs, comme l’ont compris les facilitateurs de bulles informationnelles qui exploitent notre prédilection pour le biais de confirmation. La post-vérité révèle moins les manquements ou le renoncement à la vérité que la subordination sans vergogne des faits à la croyance – quitte à créer, au besoin, des faits de rechange – assortie de la volonté de l’imposer aux autres, en dépit des preuves ou de leur absence : double domination, donc, idéologique et politique. D’où la gravité du défi : ce qui est en jeu, ce n’est pas la simple difficulté théorique à nous représenter un monde dans lequel la vérité n’aurait plus cours, c’est la menace qui pèse sur notre ancrage même dans le réel.
Quels procédés seraient à même d’enrayer l’irrationalisme rampant de notre époque ?
Pour être tout à fait honnête, j’ai de plus en plus de mal à rester optimiste quant à notre capacité à « enrayer » l’irrationalisme, tant l’histoire présente nous en offre de monstrueuses illustrations. Mais tâchons de ne pas nous laisser gagner par ce que Gilles G. Granger appelait l’irrationnel du « renoncement » (qu’il distinguait de l’irrationnel positif ou « recours » de la création), qu’il faut impitoyablement combattre tant il « signale l’absence de cohérence d’un système de valeurs ».Et après tout, nous ne sommes pas totalement désarmés. D’abord, même si notre lecture des auteurs du Grand Siècle nous en avait déjà amplement instruits, nous avons appris, de la psychologie cognitive ou de l’épistémologie sociale, à mieux identifier certains « biais », à tenir plus compte de la transmission de la connaissance, de ses divers agents, à mieux cerner des phénomènes comme le désaccord entre pairs, la valeur du témoignage, la réputation, la force des préjugés, les modalités de la fiabilité, de la confiance, de l’expertise. Nous distinguons mieux la foutaise de la propagande, la subtilité du nuancier des vices épistémiques, la gradation nécessaire dans l’échelle de responsabilité entre simple erreur, ignorance volontaire et degrés de mensonge (par omission, en enjolivant, truquant, ou falsifiant la vérité).
Nous avions retenu des Stoïciens que les émotions affectent notre aptitude à raisonner, mais nous avons aussi appris de travaux récents qu’elles ne provoquent pas systématiquement jugements erronés ou aveuglement sur soi, que certaines sont positives : curiosité, doute, tenues déjà dans les Passionsde l’âme, pour de bonnes « émotions intellectuelles » (§147) ; que dégoût ou colère peuvent avoir une valeur cognitive, voire épistémique et politique, cruciale : sans la surprise, la curiosité, l’admiration, le désir, la joie, l’amour (Descartes, Traité, §69), sans le malaise suscité par le doute, nous ne pourrions distinguer doutes feints et réels, déterminer ce qui est pertinent, saillant, dans une situation donnée, et donc déclencher des enquêtes. S’il faut critiquer l’impact de l’émotionnel sur le rationnel, l’émotion aide aussi à être plus sensible « aux cris des blessés » : cette ambivalence réelle de l’émotionnel, chacun a pu l’éprouver dans la difficulté à faire objectivement le départ entre les aspects négatifs et positifs du récent mouvement Me too. Il faut se blinder contre les ouinchouseries et victimisations outrancières du siècle. Mais un rationalisme bien compris doit comporter et non exclure, une certaine dose de sentimentalisme.
Vous prétendez que les idéaux d’émancipation sont corrélés à la notion de vérité. En quoi le sont-ils ?
Il est de bon ton chez certains (Rorty) de voir en la vérité, non pas une propriété de nos assertions, partant, qui nous engage, maisune petite « tape dans le dos » que nous leur adressons, ou simplement ce que nous estimons être en accord avec ce que croient et disent nos pairs en « conversant » avec eux. Je pense le contraire. Mais pour le démontrer, encore faut-il prendre au sérieux le nettoyage verbal de la situation (P. Valéry) qu’auront notamment permis les multiples analyses du concept effectuées au XXe siècle. Il est décourageant de constater la rareté, en 2023, des philosophes qui jugent nécessaire de s’informer, et la prégnance des cires relativistes et protagoréennes ; piquant aussi de voir de bons esprits blasés qui, après s’être horrifiés des conséquences de la post-vérité pour la vie publique, s’empressent de passer à autre chose, tout en proclamant leur « désir de vérité » ou leur « goût du vrai ». Ignore-t-on, que, de toute façon, « on n’entre dans la vérité que par la charité » ? J’ai tenu, moi aussi, à célébrer au Collège de France, le quatre-centième anniversaire de la naissance de l’immense auteur des Provinciales. Mais le jésuitisme ne s’est jamais si bien porté. Il faut donc répéter que : non, la vérité ce n’est pas ce qui correspond à la réalité, ce qui en serait le miroir ou la copie ; ni ce que l’on vérifie ou qui est vérifiable, ni ce qui est utile, marche, paie, est cohérent, ni ce qui est acceptable de façon garantie. Seriner, avec Frege, qu’il ne faut pas confondre (erreurs élémentaires dont Foucault sort rarement indemne) le concept de vérité et ses propriétés définitionnelles, ce qu’on tient pour vrai ou croit être vrai, à savoir l’attitude que l’on a à l’égard de la vérité, et finalement la valeur que l’on est prêt ou non à lui accorder. Le concept de vérité est au fond trivial : le mot « vrai » n’apporte rien au sens de la phrase dont il est le prédicat, et la vérité est ce que ce que disait pour l’essentiel Aristote : « dire de ce qui est qu’il est, ou de ce qui n’est pas, qu’il n’est pas, est vrai. ».
La vérité est une platitude, mais une platitude ô combien sérieuse.
La vérité est une platitude, mais une platitude ô combien sérieuse. Liée à nos assertions, elle engage nos jugements et nos actes ; c’est un idéal qui guide en permanence notre conduite ; étant ce que vise l’enquête, elle obéit à des normes de rationalité et porte des valeurs, ce pourquoi elle compte ; de même qu’il importe de s’appuyer sur l’expérience et de concevoir l’entreprise de connaissance comme une interaction humaine et coopérative ayant en vue les problèmes réels de la vie humaine. Principe logique social, le vrai présuppose un critère public, auquel je ne puis être le seul à faire référence. Les idées d’enquête, de connaissance objective et de réalité sont donc indissociables ; si le défi du post-véritisme porte moins sur la connaissance de la réalité que sur la réalité ou l’existence même de celle-ci, et si le danger ne vient donc pas uniquement de ce que nous laissons nos opinions et sentiments trop empiéter sur notre conception de ce que sont les faits, en oubliant que le réel est quelque chose de totalement indépendant de ce que nous pouvons penser ou sentir à son propos (l’exact opposé, donc, de la définition de la post-vérité donnée par l’Oxford Dictionary), alors le plus grand risque que nous courons est de devenir étrangers à la réalité elle-même. Le combat ne pourra donc être gagné que si nous ne le limitons pas à l’épistémologique ou à la sphère publique, mais l’envisageons aussi sur le plan métaphysique. Je crois depuis longtemps que nous devons mais aussi pouvons, sur ce point, parvenir à une authentique connaissance. Même s’il faut mieux en prendre soin, le goût ou l’amour du vrai, dit-on, n’est pas près de disparaître, parce que nous en avons besoin pour survivre. Chiche ! Sans doute dans un monde où la vérité aurait disparu, nous rangerions-nous toujours sur le bas-côté pour ne pas nous faire écraser, mais ce dont nous aurions été vidés, c’est de notre humanité et ...