Zone Critique est partie à la rencontre de l’académicienne Dominique Bona au sujet de sa dernière biographie consacrée à la comtesse Jacqueline de Ribes, femme moderne et entreprenante – Une dernière étude qui retrace le parcours littéraire et romanesque de cette aristocrate, styliste, productrice et bienfaitrice.
« Chère Oriane » pour Yves Saint Laurent, « Divine Jacqueline » pour Jean-Paul Gaultier ou bien encore « la dernière reine de Paris » pour Valentino, la comtesse Jacqueline de Ribes, née Bonnin de la Bonninière de Beaumont le 14 juillet (ironie du sort pour une aristocrate) 1929, aura été la muse des plus grands couturiers et aura côtoyé, sa longue vie durant, les plus grands de ce monde, politiques, artistes ou industriels, de Visconti à Warhol en passant par les Pompidou, le duc et la duchesse de Windsor ou Truman Capote.
Personnage proustien, elle est la dernière représentante d’un monde disparu, celui des dîners mondains servis par des domestiques en livrée et gants blancs, des grands bals masqués où se retrouve la high society. Si Jacqueline de Ribes, héritière d’une lignée remontant aux Croisades, est la dépositaire d’une longue tradition emblématique d’un art de vivre à la française, elle a également été une femme moderne vivant avec son temps et travaillant de ses mains (au sens propre) pour gagner son émancipation d’un milieu social qui se serait satisfait de la voir reléguée au foyer de l’hôtel de la Bienfaisance. Celle qu’on qualifierait bien à tort de jet-setteuse ou de star fantasque a pourtant bâti une image et une marque, à défaut d’un empire, qui rayonnent encore de mille feux outre-Atlantique, jusqu’au Japon.
C’est pour éclaircir ce mystère d’une femme moderne et entreprenante davantage reconnue à l’étranger que dans son propre pays, pour trouver la femme fragile derrière le masque de bal et enfin pour relater le parcours littéraire et romanesque de cette aristocrate, styliste, productrice et bienfaitrice, que Dominique Bona, de l’Académie française (et déjà auteur des biographies très remarquées de Romain Gary, Berthe Morisot ou bien encore Clara Malraux), a décidé de lui consacrer sa dernière étude.
L’entreprise biographique
Zone Critique : Qu’a suscité, dans la vie et le parcours de Jacqueline de Ribes, l’envie de lui consacrer une biographie ? Est-ce son aspect romanesque ?
Dominique Bona : Je dirais plutôt sa mythologie américaine. Je me suis interrogée sur les raisons qui ont fait de cette aristocrate très française une icône aux Etats-Unis, où elle est peut-être davantage reconnue aujourd’hui qu’en France, et une ambassadrice de l’élégance française dans le monde. Le fait que le Metropolitan Museum de New York lui ait consacré une exposition en 2015 et que le Harper‘s Bazaar, l’un des plus anciens magazines de mode américains, ait choisi de retenir son portrait pour figurer parmi une sélection de photographies de couverture emblématiques projetées sur l’Empire State Building en 2017, m’avait en effet intriguée. Je me suis demandé, à cette occasion, comment cette femme du monde, issue d’une ancienne lignée de la noblesse et ayant évolué dans un univers quasi proustien, avait pu connaître un tel parcours et devenir, grâce à cette célèbre photo de Richard Avedon et par son travail de créatrice de mode, une figure mythologique.
J’ai également été intriguée par sa personnalité, que j’ai pu jauger lors d’une soirée au cours de laquelle nous avions été présentées : son physique irréprochable, son port altier et son attitude hiératique qui la conduisent à vous regarder de haut m’avaient fascinée.
Enfin, j’avais envie de rédiger, pour la première fois, la biographie d’un personnage vivant. Il y a toujours un dialogue entre le biographe et son personnage mais jusqu’alors, il ne m’avait été rendu possible qu’à travers des archives. Or, dans le cas présent, le personnage était en face de moi et pouvait répondre à toutes mes questions. Ce face-à-face constituait une expérience nouvelle et très motivante.
Z.C : Une biographie rédigée du vivant de la personne sur qui l’on écrit n’est-elle pas une entreprise plus complexe ? Si cette personne peut répondre à vos questions avec un luxe de détails, cela suppose malgré tout un certain nombre de contraintes : ne pas aller trop loin dans l’intrusion ou l’exploration de sa vie privée…
D.B : C’est en effet tout le paradoxe : d’une part, le biographe est très privilégié car son héros est là, devant soi, et peut élucider le mystère qui l’entoure en répondant à toutes les questions posées ; d’autant plus que Jacqueline de Ribes m’a permis de consulter ses archives privées et d’avoir accès aux trésors, pour la plupart inédits, que renferme son hôtel particulier parisien de la rue de la Bienfaisance (qu’il s’agisse de photographies, de correspondance, de coupures de presse). Mais cet avantage a aussi son revers : la personne a son mot à dire dans le livre que vous comptez écrire et peut, à tout moment, intervenir, imposer un frein à vos élans ou vous interdire de mentionner tel aspect de sa vie. Je dois admettre que Jacqueline de Ribes a joué le jeu avec beaucoup de panache et m’a laissée libre d’écrire le livre que je souhaitais. J’avais simplement posé comme condition préalable qu’elle ne lirait pas le manuscrit avant sa publication et qu’elle me laisserait entièrement maître de ma prose.
C’est une réflexion sur le genre même de la biographie qui, selon moi, est un savant équilibre à trouver entre l’empathie ou l’antipathie.
Ma méthode consistait à installer une distance entre le récit de sa vie telle qu’elle me l’a contée et le regard, forcément subjectif, que je posais sur elle. C’est un jeu subtil qui représente un défi permanent. Je précise que mon livre est un portrait, avec toute la distance que suppose la biographie, et non des mémoires. C’est une réflexion sur le genre même de la biographie qui, selon moi, est un savant équilibre à trouver entre l’empathie ou l’antipathie qu’on peut éprouver pour le personnage et le regard froid, la lucidité et l’esprit critique que doit adopter le biographe: entre affection et froideur, en somme. Et la vérité du personnage tient sans doute dans cette balance qu’il faut savoir maintenir.
Z.C : Le portrait de sa vie présente une difficulté supplémentaire : la comtesse de Ribes a voulu vivre sa vie comme une mise en scène. N’y avait-il pas malgré tout le risque qu’elle veuille, là encore, maîtriser l’image que sa biographie rendrait d’elle-même, d’autant plus qu’elle aurait, comme vous l’indiquez dans votre ouvrage, peut-être préféré qu’on l’aidât à écrire ses mémoires ?
D.B : Il est certain que c’est ce qu’elle aurait préféré dans un premier temps. Mais c’est surtout l’histoire de la femme et du monde au sein duquel elle a vécu que je souhaitais retranscrire. Il est impossible de détacher une vie du contexte dans lequel elle évolue. C’est ainsi dans toutes mes biographies, comme celle de Berthe Morisot où je m’attarde sur son entourage, ou celle de Romain Gary dont le parcours part de Russie pour aboutir aux Etats-Unis en passant par l’île de Majorque.
Je voulais développer cet aspect et mettre en lumière ce statut de reine d’un monde qui s’engloutit et disparaît, tel l’Atlantide.
Z.C : Comment se déroulaient vos entretiens et comment les prépariez-vous ?
D.B : Elle a imposé les règles de nos rencontres, en me recevant à dîner une douzaine de fois, voire davantage, à Paris et en Espagne. Il faut dire qu’elle vit le soir, car elle ne dort pas ou très peu. Ses matinées sont une récupération de ses mauvaises nuits et les après-midis sont très privés et consacrés à sa vie familiale. Elle se livrait alors à moi et dirigeait en quelque sorte nos soirées, en me racontant sa vie, et en respectant dans la mesure du possible un certain ordre chronologique. Au fil du temps, des liens se sont tissés. Je devenais sa confidente, celle qui l’écoutait. Savoir écouter est un des prérequis indispensables de tout biographe.
La vie et le parcours de Jacqueline de Ribes
Z.C : Jacqueline de Ribes est l’héritière d’une ancienne lignée qui remonte aux Croisades. Malgré ce statut d’héritière, elle s’est paradoxalement construite en l’absence de ses parents, voire peut-être en opposition à eux et reportait son affection sur son grand-père. Était-ce préfigurateur de sa volonté ultérieure de s’affranchir des codes qui seront plus tard imposés par son entourage ?
D.B : Son enfance a été marquée par la tristesse. Jacqueline de Ribes, qui s’appelait alors Jacqueline Bonnin de la Bonninière de Beaumont, était en effet très attachée à son grand-père, l’industriel Olivier Rivaud, qui représentait la figure de substitution du père, mais elle l’a vu disparaître très tôt quand elle avait dix ans. Elle s’est alors retrouvée en quelque sorte abandonnée, car ses parents menaient leur propre vie et délaissaient leurs enfants, qu’ils confiaient aux gouvernantes. Elle a donc souffert d’un vide affectif jusqu’à son mariage. A cet éloignement s’ajoutait la froideur de sa mère, qui ne ressentait aucun élan maternel vis-à-vis de ses trois enfants. Malgré cela, cette dernière a été un modèle pour son aînée Jacqueline, en raison de sa personnalité affirmée et indépendante. Paule Rivaud (épouse de Beaumont) n’était pas aussi belle que sa fille mais elle compensait ce déficit par ses capacités intellectuelles : amatrice de littérature, appréciant s’entourer d’artistes et d’écrivains, elle est devenue une traductrice remarquable et a notamment fait connaître Tennessee Williams en France. Toutes ces qualités ont imprimé une marque durable en Jacqueline, impressionnée par l’aura de sa mère. On ne peut pas dire qu’elle s’est construite par opposition à elle ; au contraire, elle éprouvait de l’admiration et n’a cessé, toute sa vie, d’égaler voire de dépasser ce modèle. Elle aussi a cherché à s’accomplir par elle-même, ne se contentant pas du rôle de femme au foyer qui lui était assigné.
Z.C : Si l’on extrapole, ne pourrait-t-on pas dire que sa volonté de mettre de la distance vis-à-vis de sa belle-famille, la traditionnelle famille de Ribes, a été le moyen d’apporter un vent de modernité dans cet univers un peu compassé ?
D.B : Les Beaumont appartenaient à une aristocratie très XVIIIème siècle, libre de mœurs et d’esprit. Les Ribes, d’extraction moins ancienne, étaient plutôt traditionnels, voire traditionnalistes, à la mode du XIXème siècle. Pour ces monarchistes légitimistes, attachés aux conventions et aux figures martyres de Louis XVI et de Marie-Antoinette, toute nouvelle épouse entrant dans la famille se devait de faire l’apprentissage des codes en vigueur et de les respecter. Jacqueline de Beaumont, devenue Jacqueline de Ribes par son mariage avec Edouard, l’héritier de la famille, s’en est plutôt émancipée en douceur, dans le respect.
Elle a en effet incarné une irruption de la modernité dans cet environnement très strict. Elle l’a dit elle-même avec humour : « J’ai apporté la Révolution chez les miens ». Elle a introduit une joie de vivre et une fantaisie que les Ribes ignoraient jusqu’alors. Car même si elle affectionnait cet univers, ces meubles centenaires, ces objets issus d’un lointain passé et qui l’entouraient au quotidien, elle ne s’en contentait pas et souhaitait découvrir de nouveaux horizons. Elle a ainsi ouvert les portes de l’hôtel de la Bienfaisance à la fréquentation de personnes qui n’étaient pas familières des règles et des mœurs des Ribes, qu’il s’agisse d’artistes, de roturiers, d’étrangers (Américains, Italiens…), tout un monde qui l’inspirait et lui permettait de façonner son personnage à l’allure de cygne.
Cela dit, elle a sans doute trouvé davantage d’amour chez les Ribes, qui représentaient un foyer sécurisant, rassurant, où elle se sentait aimée, que chez sa propre famille.
Z.C : Comment se matérialisait cette modernité au quotidien qui a contribué à mettre un terme au mode de vie de la famille de Ribes ?
D.B : Cette jeune femme était moderne par ses aspirations : celle d’une certaine liberté (à laquelle les femmes de cette époque n’étaient pas encore habituées, rappelons qu’elle est née en 1929) et celle de vouloir faire quelque chose de sa vie. Cette grande privilégiée aurait pu se contenter de sa situation aisée : elle avait une vie facile, toute tracée, et pouvait se contenter de bien s’habiller et de recevoir. Mais elle désirait s’émanciper, vivre par elle-même. Ainsi, après avoir commencé par écrire chez Marie-Claire et prodiguer des conseils vestimentaires aux lectrices, Jacqueline de Ribes s’est reconvertie en muse et protectrice du marquis de Cuevas dont elle a assuré la survie des fameux ballets. Une fois entraînée dans cette aventure, elle a compris qu’elle devait « signer » sa vie et son personnage pour devenir une femme épanouie. C’est par le fait qu’elle ait voulu et réussi à prendre en main sa destinée qu’elle est très moderne. Elle a étonné son entourage familial, qui ne la comprenait pas forcément, mais avait une grande intelligence de sa destinée ; elle savait ce qu’elle voulait et a réussi à l’imposer à tout le monde sans rupture.
Z.C : Cette ind épendance se retrouvait également dans le couple qu’elle formait avec Edouard de Ribes ?
D.B : Ils étaient très différents l’un de l’autre : lui était un bibliophile discret et réservé, n’appréciant que la compagnie des livres anciens et de l’argenterie ; elle était fantasque et attirée par les arts contemporains et la beauté. Mais cela ne les empêchait pas d’être amoureux et de partager de nombreux centres d’intérêt. Il a représenté son pilier, celui qui la protégeait et la rassurait, et a été le père de ses deux enfants. Il constituait en cela une sorte de permanence, qu’elle a assumée toute sa vie et qui tranchait avec ses fréquentations. Cette attirance pour la nouveauté, l’inconnu, lui venait de son oncle Etienne de Beaumont qui, le premier, l’a initiée aux bals et soirées mondaines. Dans ce monde plus frivole et léger, le divorce était fréquent (chose inconcevable chez les Ribes). Malgré cela, elle est restée mariée à Edouard et a su préserver la solidité du foyer au sein de ce monde éphémère où tout passe, apparaît puis disparaît.
Z.C : La vie de Jacqueline de Ribes est une mise en scène permanente ; dans ce cadre, les dîners mondains occupent une place centrale. Symboliquement, que représentent-ils ?
D.B : Ils étaient l’occasion d’accueillir et de fêter ses amis car la dimension amicale était très importante pour elle. Ces dîners fastueux ne servaient pas qu’à éblouir le monde mais devaient procurer aux convives un moment de perfection inoubliable et de grâce à la française. Tout y était beau pendant quelques heures : le décor, les invités, la table, le menu… Elle avait un idéal esthétique d’harmonie au sein duquel elle jetait un ingrédient d’insolite et d’étonnement. On avait l’impression que, l’espace d’un instant, la civilisation atteignait un zénith, un moment artistique parfait avec une touche d’éphémère. C’est en cela que le dîner ou le bal, dont il ne reste rien après coup, diffèrent de l’œuvre d’art qui est permanente. Cela est d’autant plus vrai que les Ribes ne souhaitaient pas que les réceptions qu’ils donnaient fussent immortalisées par des photographes afin de ne pas indisposer leurs hôtes. Les bals ont pu être de temps en temps photographiés mais seulement par des professionnels exigeants et triés sur le volet, comme Cecil Beaton, Robert Doisneau etc. Cela serait bien sûr impossible aujourd’hui où tout le monde est équipé d’un portable et peut filmer ou photographier la moindre futilité.
Elle avait un idéal esthétique d’harmonie au sein duquel elle jetait un ingrédient d’insolite et d’étonnement.
L’éphémère exerce une certaine fascination : nous savons que tel événement a eu lieu et pourtant, il n’en reste rien et il ne survit que dans la mémoire de personnes qui l’ont vécu. Cela équivaut à la performance de certains artistes qui se produisent pour une représentation unique comme Marina Abramovic par exemple. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai souhaité que le dossier iconographique de mon livre soit assez peu fourni. Seules six ou sept photographies en noir et blanc (hormis la première représentant l’Empire State Building) rythment le récit. J’ai raisonné ainsi car Jacqueline de Ribes a été une femme extraordinairement photographiée et les lecteurs peuvent consulter par eux-mêmes ces images. Je souhaitais qu’il n’y ait principalement que le texte relatant le récit de sa vie et que le lecteur puisse faire œuvre d’imagination et fantasmer sur ces performances qui se sont évanouies, ce que la photographie bride, voire empêche.
Z.C : En quoi le bal de Venise de 1951, organisé par le fantasque collectionneur Charles de Beistegui et auquel vous consacrez un chapitre, constitue-t-il un rite initiatique dans son parcours et sa légende ?
D.B : Le bal de Venise, dit le Bal du Siècle, fut sa première vraie sortie officielle dans le grand monde. Elle avait déjà assisté à des bals auparavant où elle avait fait sensation et Beistegui avait repéré cette jeune fille prometteuse chez son oncle Etienne de Beaumont. Elle savait donc en quoi consiste ce jeu et c’est aussi la raison pour laquelle elle fut invitée à Venise. Le Bal du Siècle fut un grand succès pour elle : elle était la plus jeune et a su se faire remarquer en mettant en scène, déjà à cette époque, son propre personnage en costume XVIIIème siècle. Elle était d’ailleurs venue accompagnée de deux amies qui étaient habillées exactement de la même façon et qui avaient peu ou prou la même silhouette. Tout le jeu consistait à les distinguer. Elle a donc joué sur un effet de miroir, et cela a révélé une précoce originalité. A chacune des fêtes auxquelles elle a pu assister par la suite, il lui était devenu indispensable de réussir ses entrées et de susciter l’étonnement afin que cela corresponde au personnage qu’elle s’était créé.
Peu de photos ont été prises de ce bal. Certaines, inédites, reposent dans les archives de la Bienfaisance. Il a surtout inspiré les peintres, notamment Alexandre Serebriakoff, qui a pris des croquis sur place et a reproduit sur toile toutes les scènes du bal, comme l’entrée de l’empereur de Chine ou celle de Catherine II de Russie.
Z.C : Jacqueline de Ribes, reine de l’évanescence, aura néanmoins laissé derrière elle une ligne de vêtements, une marque de haute couture, qui sont ses propres œuvres d’art. Comment définir son style ?
D.B : Sa maison de couture a d’ailleurs elle-même été éphémère : une douzaine d’années, tout au plus. Mais cela a suffi pour installer et faire reconnaître le style Jacqueline de Ribes. Ses vêtements sont des robes somptueuses, par le tissu et les couleurs. Il s’agit de robes du soir uniques, portées pour être sublime dans une réception, de forme très sobre, classique et épurée. Pour Jacqueline de Ribes, c’est la ligne qui importe, c’est-à-dire le dessin du corps revêtu de soie chatoyante, sans frou-frou, ni volant ni nœud.
Ce sont en effet des œuvres d’art à part entière qui supportent très bien la comparaison avec les robes de Jean-Paul Gaultier ou d’Yves Saint Laurent. Jacqueline de Ribes a toujours réinterprété à sa manière les créations des grands couturiers. Saint Laurent, par exemple, adaptait ses robes aux transformations qu’elle exigeait de lui, avant qu’elle ne les porte. Les productions de Jacqueline de Ribes se fondaient dans une sorte d’unité avec celles des créateurs de haute couture car elle y mettait sa main et son imagination. Comme je l’ai dit précédemment, elles ont fait l’objet d’une exposition au MET de New York où elles étaient présentées et mises en évidence sur des mannequins noirs, sans visage, désincarnés.
Ses robes étaient également un costume derrière lequel elle se cachait. Car il y a bien sûr une autre Jacqueline derrière la légende, qui n’est qu’une façade. C’est d’ailleurs l’un des objectifs de mon livre de trouver la femme derrière le masque de bal ou la robe de gala. En creusant, j’ai fait la connaissance d’une personne plus fragile, plus vulnérable qu’il n’y paraît de prime abord, une femme sensible et douloureuse.
Z.C : En quoi réside le caractère proustien de Jacqueline de Ribes, que vous comparez à la duchesse de Guermantes, ce personnage emblématique de la Recherche du Temps perdu ?
D.B : Il y a indéniablement un côté proustien chez elle. D’abord parce qu’elle appartient à cette aristocratie qui vivait déjà ses derniers feux au temps de Proust, celle-là même que ce dernier a fréquentée et explorée. Mais elle est proustienne aussi par son allure ; elle ressemble à s’y méprendre à Oriane de Guermantes par la silhouette, la beauté fascinante, l’inaccessibilité. Elle était la reine des nuits parisiennes, celle qui ne faisait que passer. Luchino Visconti ne s’y était pas trompé en lui proposant ce rôle pour l’adaptation qu’il comptait réaliser de la Recherche. Elle avait même accepté mais il est mort trop tôt. Jacqueline de Ribes est une Oriane de Guermantes transfigurée, qui vit avec son temps et qui est fascinée par l’Amérique, qui fait du ski nautique, qui peut arranger la décoration d’une maison, coudre des robes, tapisser un fauteuil… Elle est douée d’un don pour les travaux pratiques, et l’on aurait quelque peine à en dire de même de la duchesse de Guermantes. Ainsi, Jacqueline de Ribes n’est pas seulement une figure féérique et mythologique, elle est aussi une femme qui a les pieds sur terre, qui gère ses affaires et qui est capable de diriger une entreprise, comme elle l’a prouvé pendant douze ans malgré les difficultés. Aujourd’hui encore, elle s’intéresse à la politique et aux questions de société. Elle n’est pas décalée et continue de suivre l’actualité, malgré son âge.
Z.C : Peut-on dire de Jacqueline de Ribes, skieuse émérite à Gstaad ou Saint-Moritz, propriétaire d’une villa à Ibiza qu’elle a contribué à faire connaître, qu’elle a inventé la jet-set ?
D.B : Elle ne l’a pas inventée et n’aime pas l’idée qu’on puisse l’identifier à cet univers. Elle est « une aristo », comme elle dit, une bohème mais qui se garde néanmoins d’appartenir à la jet-set. Sa jeunesse a coïncidé avec cette époque post-Seconde Guerre mondiale qui a vu la société se transformer et s’ouvrir à l’international. Les élites n’étaient plus seulement les aristocrates, les grands banquiers, les politiques… Elle se sont ouvertes à toute une nouvelle catégorie de population, comme les artistes. Les classes sociales se sont mélangées et les castes ont explosé. Cette femme, qui avait une grande soif de vivre et de s’amuser, a trouvé ce terrain de jeu qu’on appelle la jet-set pour y exercer ses performances et briller, que ce soit à Saint-Moritz ou à Marbella. Mais on ne peut pas dire qu’elle appartient à ce monde, elle n’y a fait que passer.
Ibiza est restée pour elle un coin sauvage, proche de la nature, où elle s’est réfugiée à partir de la fin des années 60 (ce qui est paradoxal quand on sait ce qu’est devenue Ibiza par la suite). Elle était alors ce qu’on peut appeler une gitane de luxe.
Z.C : La vie de Jacqueline de Ribes a été une longue succession de relations, amicales ou professionnelles, avec des hommes d’exception : Yves Saint Laurent, Richard Avedon, Luchino Visconti et également des personnalités plus atypiques et romanesques comme le baron de Redé, le marquis de Cuevas, Raymundo de Larrain. Dans quelle mesure l’ont-ils aidée à façonner son image ?
D.B : Une fois mariée et devenue mère de famille, elle a fréquenté de nombreux artistes qu’elle n’aurait sans doute pas rencontrés sans son oncle Etienne de Beaumont, qui l’a présentée très jeune à Christian Dior et qui lui a fait connaître le monde de la culture. Raymundo de Larrain, personnage d’homosexuel fantasque et haut en couleurs, était à la fois décorateur et chorégraphe et a servi de Pygmalion à Jacqueline, en lui enseignant à sculpter son apparence, à changer sa coiffure ou à parfaire son maquillage. Elle a tout de suite compris que la vie d’artiste pouvait lui fournir de la matière pour rêver et donner le meilleur de soi-même.
C’est avec ces personnalités qu’elle a organisé sa vie comme une mise en scène, au sens propre (au théâtre ou dans la mode) et au sens figuré.
Son héritage
Z.C : Edgar Morin, dans son ouvrage les Stars, parle du processus de divinisation des stars ; ainsi, la star, en tant que femme totale, doit réunir les critères suivants : beauté d’une déesse, déchirement d’une héroïne, plénitude de la féminité. Jacqueline de Ribes a elle-même été qualifiée de divine. Était-elle une star pour autant ?
D.B : Tout à fait. J’évite le plus possible d’utiliser ce mot dans mon ouvrage car il ne plaît pas tellement à l’Académie mais il y a en effet un côté « étoile » en elle. Elle s’est envolée vers un autre horizon inaccessible au commun des mortels et fait partie des rares personnes qui ont su se façonner une légende. Les célébrités n’ont pas forcément une légende. On les reconnaît, on les repère dans les rubriques « people » des magazines mais elles ne construisent pas cet édifice qui participe d’une mythologie. Jacqueline de Ribes, elle, est bien plus qu’une simple célébrité. C’est aussi pourquoi j’ai intitulé mon livre Divine Jacqueline, pour reprendre le nom de la collection printemps-été 1999 de Jean-Paul Gaultier qui lui était dédiée. On pourrait aussi dire qu’elle est une diva. Maria Callas était d’ailleurs une de ses amies.
Z.C : Le monde qu’elle a fréquenté a disparu. Le titre du dernier chapitre, « La fin d’un monde », met ainsi en évidence le fait que Jacqueline de Ribes, pour vous citer, « appartient à un monde aristocratique qui paraît, comme l’a montré Proust, étrangement vide car il tourne autour de lui-même comme une planète perdue. » Peut-on dire qu’il s’agit du dernier témoin d’une époque révolue ?
Jacqueline de Ribes a créé un véritable style de femme qu’elle a porté au zénith : la femme lointaine, insaisissable et d’une élégance de cygne.
D.B : Bien qu’elle porte un regard sans nostalgie, ni amertume, et plutôt détaché sur son passé, elle reste convaincue qu’elle est la survivante du Titanic, si l’on ose dire. Ses amies (Maria Callas, Maria Agnelli, Marie-Hélène de Rothschild…) sont pour la plupart décédées et les collections des Ribes (les livres anciens, le mobilier…) ont été dispersées en 2019 dans la vente aux enchères Sotheby’s ; elle est donc bien consciente que son univers a disparu mais aussi, plus largement, que la civilisation a changé. La culture française, marquée par la sophistication et un certain art de vivre qu’elle a pratiqué, n’est plus. C’est aussi pour cela que les Américains et les Asiatiques l’apprécient tant car elle correspond à l’image qu’ils se font de la femme française, chic et élégante. A titre d’exemple, les Japonais, qui ont racheté la marque Jacqueline de Ribes, avaient bâti une réplique de son hôtel particulier à Tokyo où l’on pouvait contempler quelques-unes de ses robes. Au rez-de-chaussée se dressait une table, aménagée d’après les conseils de la comtesse de Ribes, et l’on pouvait y suivre des cours d’art de vivre à la française.
Cet aspect des choses peut sembler maintenant dérisoire mais il abrite une indéniable beauté.
Z.C : A-t-elle des successeurs ? Que représente-t-elle aujourd’hui et quelle trace laissera-t-elle ?
D.B : Son ascèse, cette volonté de travailler le corps en l’affinant et en le sublimant dans de merveilleux vêtements, cette impassibilité de pharaonne face aux aléas de la vie, peuvent représenter un modèle pour certaines femmes. Par son côté hiératique, elle exerce une indéniable fascination qui peut être inspirante. Parfois, je me dis que Carla Bruni n’est pas forcément très éloignée de cette image car elle est dotée d’une sorte d’élégance éthérée.
Jacqueline de Ribes a créé un véritable style de femme qu’elle a porté au zénith : la femme lointaine, insaisissable et d’une élégance de cygne.