En 2008, à 54 ans, Donald Ray Pollock publie son premier recueil de nouvelles, aujourd’hui culte, Knockemstiff. Depuis, l’écrivain américain, qui a travaillé pendant 32 ans dans une usine de pâte à papiers, continue de construire son univers où se mêlent paumés se shootant à l’insecticide, fétichistes des poupées, tueurs en séries mystiques et pasteurs pédophiles. Retour sur la vie et l’œuvre deLa nouvelle voix littéraire des white trashes.
« J’écris pour que les aveugles voient, pour que les sourds entendent et pour que les paralysés se lèvent » (Flannery O’Connor)
Pendant trente-deux ans, Donald Ray Pollock a bossé dans l’usine de pâte à papier à l’odeur d’œuf pourri de Chillicothe (Ohio), comme son père et son grand-père avant lui. Ce boulot abrutissant et sans responsabilités lui permettait de s’abîmer dans l’alcool et la drogue, au travail ou en dehors. Puis, Donald Ray Pollock découvre le premier roman de William Gay The Long Home et notamment une interview de cet auteur dans laquelle il expliquait qu’il avait été charpentier toute sa vie, et qu’à cinquante ans, il avait décidé de devenir écrivain. C’est là qu’une question s’est imposée à Pollock : « Pourquoi pas moi ? ». Parallèlement à ce questionnement, un autre fait est intervenu qui a poussé ce futur auteur à se décider à écrire: à la même époque, son père, qui avait toujours travaillé dans la même usine que lui, a pris sa retraite. Conséquence : il passait ses journées devant la télé à attendre la mort. Alors, ayant toujours été un grand lecteur, il se décida à franchir le pas, s’inscrivit dans un cours de creative writing dans une fac et quitta l’usine.A partir de là débute sa montée irrésistible vers les étoiles dans une tempête où s’entrecroisent paumés se shootant à l’insecticide, fétichistes des poupées, tueurs en séries mystiques et pasteur pédophile. A travers chacun de ses livres se fait alors jour une humanité déchue, sans avenir et sans rédemption.
Il publie ainsi, à 54 ans, un recueil de nouvelles intitulé « Knockemstiff » (2008), qui décrit le quotidien d’un village de cinq cents habitants au fin fond de l’Ohio. Puis son premier roman « Le Diable tout le temps » (2012), qui décrit les road trip d’un couple de tueurs en série rencontrant une foule de dégénérés et de marginaux, confirme sa stature d’auteur majeur et remporte le grand prix de littérature policière en 2012 et le prix Mystère de la critique en 2013. En 2016, paraît son troisième ouvrage « Une mort qui en vaut la peine », un western grinçant dans la veine de Tarantino à l’humour plus que noir, dans lequel trois frères, inspirés par le héros d’un roman à quatre sous, décident d’échanger leur condition d’ouvriers agricoles contre celle de braqueurs de banques.
La nouvelle voix littéraire des White trashes
Donald Ray Pollock, par ces différents ouvrages, s’impose comme étant le nouveau chantre de la violence en milieu rural dans la tradition des écrivains du Sud et du Midwest, qui décrivent ces coins paumés et oubliés du reste du monde. Cela évoque tour à tour les univers de Raymond Chandler, de William Gray ou encore de Jim Thompson, emplis de meurtres, de violence, de crimes sexuels et de drogue. Pollock présente ainsi des laissés pour compte pris au piège de ces patelins, véritables marécages où stagnent les eaux usées du rêve américain, comme si les habitants de ces bleds payaient l’addition de l’opulence de la société américaine. Un décalage qui apparaît clairement dans la nouvelle Knockemstiff, tirée du recueil du même nom où un couple de Californiens s’arrête pour prendre des photos des indigènes du coin, tout en s’étonnant de trouver là, dans ce pays si riche et moderne, des gens aussi pauvres et arriérés.
La peur comme élément structurant
« La peur ? La plupart de mes personnages sont si terrifiés qu’ils n’en ont même pas conscience. Ils soutiennent le contraire. Ils se composent un personnage du genre : « je n’ai peur de rien » ; ils n’utilisent jamais ces mots là mais c’est bien ainsi qu’ils se comportent. » (Hubert Selby Jr)
La peur est omniprésente chez Pollock, et notamment à travers la violence qui apparaît comme son seul moyen d’expression dans les rapports parents-enfants. Ainsi, les pères ont peur que leurs enfants apparaissent comme des faibles aux yeux d’autrui, comme dans cet extrait de la nouvelle La vie en vrai, dans lequel un père vient de passer à tabac un autre homme et invective son fils pour qu’il en fasse de même avec un autre môme:
« Juste comme je levais les yeux du corps par terre vers le regard fou de mon père, le fils du bonhomme m’en a collé une sur l’oreille. Je me suis protégé la tête des bras et je me suis recroquevillé pendant que le garçon me tapait dessus.
Satané gosse ! J’ai entendu mon père faire d’une voix rauque. Tu te dégonfles, je te tanne le cul !
Je ne voulais pas me battre, mais le môme était rien comparé au vieux. Je me suis relevé pour lui faire face juste au moment où il m’en collait une sur la bouche. Je ne sais pas comment, mais j’ai réussi à le frapper en pleine poire. J’entendais encore mon père gueuler et frapper ».
La violence apparaît comme le contrepoids de la peur, son expression la plus accessible. Le père a peur que son fils soit homosexuel, il le frappe pour le « forger » ou lui conseille de faire du sexe avec un nid de guêpe pour « se faire la main ». Un fils casse le nez d’un autre enfant, le père hurle, ivre à la fenêtre de sa voiture que « C’est la meilleure soirée de ma putain de vie ! ». Un père frappe si fort un autre homme qu’il le rend demeuré, son fils se souviendra de cette journée pendant longtemps comme « la meilleure qu’il ait passée avec son père. »
Mais la peur est centrale non seulement au sein des relations père-fils, mais aussi entre mère et fils. En effet, cet état d’esprit se retrouve parfaitement dans la nouvelle Gigantomachie où le personnage principal, un gamin nommé Teddy, est contraint par sa mère de faire semblant d’agresser et de violer celle-ci. Or, comme dit Teddy:
« A part les capsules noires qu’elle obtenait de sa soeur Wanda (de l’amphétamine), la peur semblait la seule chose qui pouvait réveiller ma mère, la rendre à la vie »
La violence aussi bien physique que sexuelle se retrouve alors partout, dans chaque rapport humain, comme seule expression, comme unique exutoire de cette peur qui ronge chacun des personnages : peur de la différence, du regard d’autrui, du rejet.
L’Ohio décrit comme un purgatoire
« A Knockemstiff, tu es enfermé, et tu n’as pas besoin d’être pauvre ou d’être de là-bas pour comprendre ce sentiment : il suffit d’être marié à la mauvaise personne, d’être accro à la dope ou à l’alcool, ou même d’avoir un job qui te déplaît… On a tous ressenti cette claustrophobie. Quand j’étais môme, je n’avais qu’une envie : quitter cet endroit. Aujourd’hui, je vis à quinze miles. Je n’en suis jamais parti… J’ai arrêté l’université à 17 ans, et après quelques métiers de merde – notamment dans un abattoir, quelques mois –, mon père m’a proposé de le rejoindre à l’usine. Comme beaucoup, j’ai enchaîné les mariages, les dettes, puis j’ai compris : j’étais coincé. » (Donald Ray Pollock)
Un autre élément central des livres de Pollock est le lieu. Tous ces livres se déroulent dans l’Ohio et décrivent la misère de cet Etat où les habitants sont contraints de chasser des écureuils pour se nourrir et préfèrent vivre dans leurs voitures ou dans la forêt plutôt que dans la pauvreté brutale de leurs foyers.
Ainsi, face à ces lieux perdus que sont Knockemstiff, Meade et tant d’autres villages crasseux des Etats-Unis, les personnages en sont réduits à un comportement autodestructeur, témoignage d’un rejet de leur existence et de leur vie
Ainsi, face à ces lieux perdus que sont Knockemstiff, Meade et tant d’autres villages crasseux des Etats-Unis, les personnages en sont réduits à un comportement autodestructeur, témoignage du rejet de leur existence et de leur vie. Ils se démolissent à l’aérosol, soignent leur cancer en buvant du vin dès dix heures du matin ou prennent assez d’amphétamines pour tuer un cheval dans l’heure. Ils sont suicidaires. Et ce n’est même pas de leur faute. Ils n’ont simplement aucune échappatoire. C’est tout.
Comme par exemple dans cet extrait de la nouvelle Speed où deux paumés passent leur temps à prendre du speed en conduisant dans le village de Knockemstiff:
« Au bout du cinquième jour, on était frits. Maintenant le speed était comme de l’eau dans nos veines, et on ne pouvait plus décoller. On avait la gorge comme du cuir à force de fumer et de jacter, les gencives qui saignaient et les maxillaires qui faisaient mal à force de grincer des dents. Frankie n’arrêtait pas de susurrer dans une boîte de bière qu’il tenait dans sa main comme un micro, et j’avais un mal de chien à me convaincre que le fichu truc était pas en train de lui répondre. »
Et c’est là, un autre élément central des livres de Pollock: l’autodestruction des personnages se justifie par le fait que la vie n’a rien à leur apporter. Ils sont morts-nés. Ils sont tels des morts-vivants et ce, de génération en génération, n’ayant que la violence, le sexe, la peur, la drogue et l’alcool pour oublier leurs vies de merde.
Pollock montre ainsi que lorsque les individus sont laissés face à eux-mêmes, quand ils n’ont conscience de rien, ils se dévorent comme des chiens et cela se transmet d’une génération à l’autre telle une malédiction sociale.
Mais, à mon sens, ces livres vont plus loin. Ce n’est pas qu’une critique de la société et de surcroît de la société américaine, c’est une attaque en règle de l’existence et de l’absurdité de celle-ci. En dépeignant des faits, et seulement un enchaînement de faits, l’auteur nous montre à quel point la réalité décrite est dégueulasse. A quel point l’existence n’a aucun sens quand on n’a aucune carte dans les mains, que le jeu est truqué et que l’on est tout de même contraint de jouer.
L’Ohio se présente ainsi comme une prison, un purgatoire à ciel ouvert, auquel les habitants sont enchaînés et où leurs vies ne dépassent pas les frontières de cet Etat
L’Ohio se présente ainsi comme une prison, un purgatoire à ciel ouvert, auquel les habitants sont enchaînés et où leurs vies ne dépassent pas les frontières de cet Etat. Les seuls moments où les personnages partent de ce lieu, c’est pour tabasser à mort un homosexuel dans un motel pourri pour du fric, où se retrouver dans une caravane en train d’essayer la perruque de la mère défunte d’un camionneur aux tendances incestueuses bien affirmées. L’Ohio se présente comme un ensemble d’envies inachevées, un lieu où la pulsion prend le pas sur la morale.
Un style épuré mais d’une grande humanité
Le style de Pollock se caractérise quant à lui par une utilisation minimaliste des mots ainsi que par une description superficielle des choses. Il se contente de poser le contexte et c’est celui-ci qui donne du sens à l’ensemble et surtout aux personnages. Ainsi, ce sont rarement l’auteur ou bien les personnages qui donnent du sens et interprètent ce qui leur arrive : c’est au lecteur d’interpréter ce qu’il souhaite, bien que le contexte pose le sens général. Pollock décrit ainsi les activités banales et quotidiennes de ses personnages et ce, de manière froide et chirurgicale. Les mots sont choisis avec justesse, renforçant par la forme même, la sensation d’une description dépourvue d’interprétation rendant fidèlement compte d’un quotidien désespérant, sans avenir, désolé.
Pollock ne donne pas son avis, bien que son style dénote un profond attachement à ces personnes qu’il a côtoyées durant si longtemps, comme s’il les excusait de leurs comportements, de leurs névroses et de leurs errances. Il parvient ainsi à rendre attachante la transformation d’un couple de paumés en duo de tueurs en série, après une soirée où l’homme a vendu sa femme pour vingt dollars, et où celle-ci a fini par se faire violer lors du tournage d’un film pornographique amateur avec un nain:
« Il retourna au Blue Star Motel, où Sandy trempait dans une baignoire d’eau bouillante et de sel d’Epsom. Il lui montra son arme et lui jura qu’il allait plomber les deux salauds qui les avaient piégés. Mais quand il est sorti, il remonta la rue et s’assit sur un banc dans le parc, où il passa le reste de la journée à se demander s’il n’allait pas plutôt se flinguer. Ce jour-là quelque chose s’était brisée en lui. Pour la première fois, il réalisait que sa vie n’avait aucun sens. »
On observe ainsi l’empathie de Pollock pour ses personnages qui se matérialise par la façon dont ceux-ci sont décrits en toute transparence, sans voiles ni fioritures. De sorte que,
même dans cet endroit infernal qu’est l’Ohio tel que décrit par Pollock, se fait jour un peu d’espoir et certains personnages (souvent les enfants) sont guidés par autre chose que la violence ou l’autodestruction. A l’image de Duane dans la nouvelle Lard qui, après avoir décrit de manière vulgaire comment il avait perdu sa virginité avec une fille qu’il a inventée (tout ça pour éviter de perdre la face devant son père et ses potes qui le traitaient de mauviette), en vient à éprouver de la culpabilité à travers la conversation qu’il a avec un dénommé Lard, un obèse qui accepte que l’on se serve de son gros ventre comme cible à fléchettes:« – Duane, il a dit finalement, sa voix basse et sérieuse à présent, tu devrais pas causer de ta petite amie comme ça.
Duane n’a pas répondu. Il reposait de tout son long dans un fauteuil en bois, en train de fumer une des Camel de Porter, repassant encore une fois son histoire en revue avant d’affronter le vieux chez lui. Une vague de dégoût l’a finalement submergé, le noyant de honte. Même si elle n’était pas pour de vrai, il savait qu’il avait traité Mapel comme un salaud, dit des choses sur elle qu’on ne dirait pas sur un chien. Il a chuchoté son nom de nouveau, mais maintenant, il ne ressentait plus la même chose. Elle n’était plus là. »
Ou encore dans cet autre passage de la même nouvelle Lard où l’on entraperçoit un sentiment d’éternité chez Duane qui, rentrant chez lui, regarde la nuit étoilée:
“En levant la tête il a cherché l’étoile la plus brillante qui pulsait dans le ciel au-dessus de Knokemstiff, ensuite il a pris son élan et a lancé une des fléchettes dessus. Il a continué de les lancer, aussi fort qu’il le pouvait, jusqu’à ce qu’elles disparaissent dans le noir qui l’entourait“.
Pollock parvient ainsi à extraire le beau, l’absolu de chaque individu, de chaque situation, même au cœur de la misère la plus sordide.
Non, définitivement, Knokemstiff est un cri, un réquisitoire, un coup de boule, tout en étant un appel à l’aide d’une population qui ne sait que dire de la vie sinon qu’elle souffre et qu’elle n’a pas de réponse à donner aux pourquoi de sa situation. A la fin de ces trois livres, on est forcé de reconnaître le talent de Pollock, qui rend compte du réel avec tant de brio. Et malgré le constat que beaucoup de ses personnages ont vendu leurs âmes, on ne peut qu’admirer le fait que dans cet environnement infernal, certains d’entre eux continuent de lutter pour leur rédemption, car comme le dit Pollock lui-même : « Même si on n’atteint pas la rédemption, on peut en prendre le chemin. »
Bibliographie
- Knockemstiff, Buchet Castel, 2008.
- Le Diable, tout le temps, Albin Michel, 2012.
- Une mort qui en vaut la peine, Albin Michel, 2016.