Sortie le 14 Mai sur la chaîne YouTube Arold, Du complot à la conspiration est un documentaire approfondissant le thème du complot. Quelquefois fantasmés, quelquefois fois réels, ces faits en disent bien souvent plus long sur la réalité sociale de leur époque que sur leur contenu immédiat.
Les discussions autour du complot et du complotisme tournent en général autour de deux grands arguments, à savoir l’existence de théories du complot délirantes, constatation immédiatement complétée par le constat de la réalité de véritables complots.
Les deux affirmations sont indéniablement vraies pour Pierre-André Taguieff, un des spécialistes français du complotisme, qui va reconnaitre l’existence de véritables complots ayant eu lieu de manière attestée par les historiens comme l’assassinat de César par Brutus en 44 av. JC, les assassinats d’Henri III et d’Henri IV en 1589 et 1605, l’attentat de Sarajevo en 1914 ou le complot de l’organisation Cagoule contre le Front Populaire en 1936-1937.
Il remarquera néanmoins que l’existence de ces complots bien réels ne permet pas de justifier le conspirationnisme, la face obscure de la recherche de la vérité sur ces groupes cachés et agissants, dont les histoires plus ou moins extravagantes sont tout simplement fausses. Il les caractérisera par 5 grandes règles qui constituent son modèle d’intelligibilité de la pensée conspirationniste.
- Rien n’arrive par accident.
- Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées.
- Rien n’est tel qu’il paraît être.
- Tout est lié ou connecté, mais de façon occulte.
- Tout doit être minutieusement passé au crible de la critique. (Taguieff)
Taguieff terminera sa charge contre le conspirationnisme en dénonçant la technique de la “conglobation”, ou millefeuille argumentatif, qu’utilisent les promoteurs de telles théories et qui consiste à exposer une grande quantité de faits supposés afin de paralyser la capacité d’examen critique du lecteur. En effet, le temps nécessaire pour infirmer une affirmation étant supérieur au temps nécessaire pour l’affirmer, cette technique permet d’avoir toujours un argument d’avance et donc de n’être jamais complètement réfuté.
La charge de Taguieff contre les conspirationnistes est juste, mais elle néglige la dimension sociale du problème
La charge de Taguieff contre les conspirationnistes est juste, mais elle néglige la dimension sociale du problème. En effet, ce type d’analyse est systématiquement orientée vers les théories du complot touchant plutôt une certaine frange des catégories les moins aisées de la population, comme les fantasmes autour de la franc-maçonnerie, la finance, l’industrie pharmaceutique pendant le covid ou les chemtrails. Les théories ayant réussi à se répandre dans les catégories de la population plus aisées sont considérées plus sérieusement, donnant lieu plutôt à des débats entre détracteurs et promoteurs. C’est le cas par exemple avec le climato-scepticisme présent chez certains industriels de l’énergie où l’alerte à propos de la catastrophe climatique à venir serait organisé par des groupes aux intérêts obscurs. Ou encore l’exagération de l’influence culturelle de tel ou tel groupe contradicteur au travers de réseaux d’influence divers comme les accusations récentes d’islamo gauchisme dans l’université, ou la tendance générale à lier classes populaires défavorisées d’une société et d’un temps avec la délinquance et le danger.
Le complot comme représentation du conflit
Cette attitude centrée autour du débat, de la recherche de la preuve, de l’enquête, est néanmoins la bonne attitude à adopter face aux différentes théories du complot. Par exemple, on peut affirmer sans trop se mouiller que certains groupes ont bel et bien de puissants réseaux d’influence qui peuvent les aider dans leurs objectifs, mais qu’il est important de les étudier sans quoi on risque de préjuger de connivences fausses. Cela ne remet pas en question, si l’on reprend les exemples de l’épisode précédent sur le conspirationnisme soutenant que le réchauffement climatique n’est qu’une excuse pour exercer un contrôle renforcé sur la population, de la vérité scientifique du réchauffement climatique et des conflits d’intérêts immenses de ses détracteurs ou amenuiseurs.. Il est délirant de penser que les francs-maçons contrôlent le monde mais il ne l’est pas d’affirmer que les membres d’un même club peuvent y développer des relations qu’ils pourront ensuite mettre à profit dans les affaires. Si la finance n’est pas omnisciente et ne décide pas de chaque micro-évènement du monde, elle a quand même un pouvoir important en tant que membre des conseils d’administration des entreprises, tout en étant divisée entre de multiples groupes aux intérêts contradictoires. Enfin, les industries pharmaceutiques ont bien créé des vaccins efficaces contre la Covid, mais les conditions du choix de tel ou tel médicament sont opaques et ont, peut-être, été le théâtre d’actes de corruption comme l’étudiera le procès du New York Times contre Ursula Von Der Leyen.
L’évolution du traitement de la question sociale dans les oeuvres cinématographiques
Le procès, le tribunal, l’enquête sont les outils que la tradition multimillénaire nous offre pour démêler le vrai du faux et sont des armes disponibles pour l’investigation des théories du complot. Les diverses accusations complotistes, délirantes, réalistes, ou entre les deux, ont pour point commun de vouloir enquêter sur l’ordre caché du monde, sur les causes secrètes qui conduisent à la réalité quotidienne. Le critique littéraire américain marxiste Fredric Jameson s’intéresse aux représentations du complot dans les productions culturelles contemporaines en remarquant que ces fictions mettent plutôt en avant des causes locales et facilement identifiables (Jameson). Il prend comme exemple le film Blow out de 1981 où un ingénieur du son, en voulant enquêter sur un meurtre, détricote un complot impliquant des grandes entreprises et le milieu politique, mais on pourrait également citer la série Condor dont l’intrigue tourne autour d’une gigantesque organisation secrète espionnant la terre entière. Il regrette que ces oeuvres ne s’attardent pas plutôt sur des causes structurelles – qui pourraient tout à fait être fictives – du réel, comme les confrontations de classe, genre ou race.
Videodrome par exemple, sorti en 1983, dépeint un complot d’un groupe produisant des films pornographiques violent ayant pour propriété de déclencher une tumeur cérébrale à leurs spectateurs, le but étant d’épurer l’Amérique du Nord des personnes immorales qui regarderaient ce type de contenu. Le sujet de fond est le contrôle du contenu culturel produit par des intérêts privés, et donc de manière générale l’industrie du média et du divertissement, est éludé au profit d’acteurs aux intentions malveillantes qu’il suffirait de contrecarrer pour que tout rentre en ordre. Néanmoins, la production de ce type de films nécessitant des moyens colossaux provenant justement de cette industrie, il est difficile de trouver des fonds pour une fiction en faisant une critique de fond.
L’enquête comme source de vérité
Au XIXe siècle, émerge l’imaginaire moderne de l’élucidation du complot à partir d’indices disparates
L’historien italien Carlo Ginzburg va souligner l’importance que prend au XIXe siècle cet imaginaire moderne de l’élucidation d’un complot occulte à partir d’indices disparates. C’est l’époque des grandes fictions d’enquête comme Sherlock Holmes, mais également de la psychanalyse dévoilant le fond des âmes à partir de petites névroses ou actes manqués, ou de l’inspection minutieuse d’oeuvres d’arts comme s’y adonnait Giovani Morelli pour dépister les contrefaçons.
Cette méthode avait déjà été utilisée dans l’histoire pour élucider de grandes falsifications. Grâce à cette méthode, Lorenzo Valla, un humaniste du XVe siècle, va réussir à prouver que la donation de Constantin, un texte déclarant que l’empereur romain Constantin 1er aurait donné au pape Sylvestre le pouvoir suprême sur l’Occident en 315, est un faux. Dans son ouvrage De falso credita et ementita Constantini donatione libri duode 1447, il remarque que le texte évoque des Satrapes dans des congrès romains alors que ce terme désigne des gouverneurs de provinces perses et non romaines, et trouve des expression latines qui n’existent pas à l’époque de Constantin.
Presque 500 ans plus tard, c’est la même méthode qu’emploiera le journal anglais The Times dans ses numéros du 16, 17 et 18 aout 1921 (“The Truth About “The Protocols””) pour démontrer l’inauthenticité des Protocoles des Sages de Sion. Ce texte du d ébut du XXe siècle détaille un plan supposé de domination du monde par les juifs et les francs-maçons, et deviendra une référence fortement utilisée par les mouvements politiques antisémites.
L’histoire de cette découverte est digne d’un thriller. Le correspondant du Times à Constantinople fut contacté par un informateur préférant rester anonyme mais révélant quand même qu’il est un russe blanc, donc monarchiste, exilé en Turquie après l’échec de la contre-révolution tsariste suite au coup d’état des bolchéviques de 1917. Les Protocoles des Sages de Sion ayant été utilisés pour disqualifier ces derniers, dont beaucoup étaient juifs, il avait étudié la version originale des Protocoles, publiées par en 1905 par un certain professeur Linus qui prétendait les avoir obtenus d’un informateur secret. Dans un contexte de guerre civile, ce russe blanc avait espoir d’y deceler des indices susceptibles d’être utiles à sa cause, mais n’y trouve finalement rien de concluant. Au début de l’année 1921, il achète plusieurs livres à un officier de la Okhrana, la police politique tsariste, également en exil à Constantinople, et trouve parmi ces livres un texte français, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu publié en 1965, qui raconte un plan fictif de domination mondiale par Napoléon III. Il se rend alors compte que les Protocoles en sont un plagiat ou le contenu a été rephrasé puis traduit en russe, à la subtilité près que les bourgeois et Napoléon III ont été remplacés par les juifs.
L’article du Times se livre à une analyse comparée des deux livres en montrant la parenté entre ces deux livres et par là que ce texte est le produit d’un complot antisémite, ce qui est paradoxal pour un texte décrivant lui-même un complot.
Les conspirations, des phénomènes sur le temps long
Les complots font partie intégrantes de nos vies.
Après après exposé des techniques d’analyse des complots, il convient de se pencher sur leur pratique. Jacques Fradin remarque que les complots, où un groupe obscur intrigue pour accomplir ses desseins, font partie intégrantes de nos vies. En effet, dans toutes les administrations, qu’elles soient scolaires, médicales, étatiques ou universitaires, on n’échappe pas à des coups montés, factions et ruses utilisés pour réaliser divers objectifs. Et la même chose peut se dire en général de tout type de communautés humaines. Mais le modèle du complot de notre époque reste l’entreprise, dont le conseil d’administration, au sein du huis clos de sa salle de réunion, élabore explicitement des stratagèmes pour devancer ses concurrents.
Fradin introduit un nouveau concept, la conspiration, qui est un complot se faisant sur le temps long. Cette conspiration peut être subjective et réalisée par un petit groupe, mais se confronte rapidement à la problématique du temps. En effet, inscrire un complot sur une période supérieure à 70 ans requiert de transmettre le flambeau à travers les générations. Et du fait que les contextes varient à travers les époques, les buts poursuivis par ces intrigues au temps long peuvent changer. Elles deviennent alors objectives, inscrites dans la réalité du monde et sont constamment amendées, redirigées, réappropriées.
Ainsi, une conspiration objective plus récente selon Fradin est la conspiration dite des économistes qui transforment le monde depuis un demi-millénaire en gigantesque économie où toutes les parties du monde se voient attribuer un prix. Cette conspiration combine un ensemble disparate d’intérêts, qu’ils soient les états colonisateurs européens en compétitions les uns avec les autres imposant la vente à bas prix des productions locales par des victoires militaires, des révolutionnaires voulant en finir avec les titres de la noblesse au profit d’une autre définition de la valeur, ou encore la bourgeoisie détentrice des capitaux voulant augmenter les champs du réel contrôlables avec des moyens financiers.
Ce raisonnement est intéressant dans la mesure où il brise les barrières entre conspiration et histoire en unifiant les deux domaines autour du champ plus classique de l’intérêt et de la politique. Et c’est une logique in fine très hégelienne qui est à l’oeuvre. Néanmoins, là ou Hegel, et son disciple Marx, croyaient en une fin de l’histoire qui se trouvent être la rationalité scientifique pour Hegel et la société prolétarienne pour Marx, on sait aujourd’hui que le cours des choses ne s’arrête pas et que les conspirations objectives continuent indéfiniment. Ces conspirations autour de grandes positions ne se font pas dans un royaume parallèle du monde des idées, mais au travers de groupes bien réels s’affrontant pour parvenir à leurs fins.
Les mots sont imprégnés des relations et hiérarchies sociales
On peut alors interpréter l’histoire comme une grande successions de conspirations et contre-conspirations, s’appuyant sur l’ensemble de croyances de leur époque tout en les faisant évoluer.
D’autres sociologues complèteront cette analyse, comme Weber qui fera notamment le lien entre les intérêts des capitalistes et l’éthique protestante, Durkheim qui étudiera les représentations du monde des divers groupes sociaux, ou Bourdieu qui solidifiera ces groupes en remarquant qu’ils s’auto-reconnaissent grâce aux mécanismes de l’habitus. Cela donnera naissance au structuralisme, qui découvre que les croyances et comportements en résultant sont déterminés par l’environnement social et forment des structures en intéragissant les uns avec les autres. Et si l’on imagine que ces structures sont, contrairement à ce que pensait l’inventeur du concept Levi-Strauss, historiques et en perpétuel mouvement, alors on peut dire que les groupes sociaux formant la structure – dont l’addition n’est autre que la société dans son ensemble – conspirent objectivement pour suivre leur intérêt commun, des fois même sans le savoir. On peut alors interpréter l’histoire comme une grande successions de conspirations et contre-conspirations, s’appuyant sur l’ensemble de croyances de leur époque tout en les faisant évoluer.
Ces conspirations objectives s’accumuleront dans réel au fur et à mesure du temps et laisseront derrière elles une multitude de systèmes techniques et humains, que le philosophe Michel Foucault appellera des dispositifs et qu’il définira dans la revue Ornikar du 10 juillet 1977 (“Le jeu de Michel Foucault”)
Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments.
Deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c’est justement la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes. Ainsi, tel discours peut apparaître tantôt comme programme d’une institution, tantôt au contraire comme un élément qui permet de justifier et de masquer une pratique qui, elle, reste muette, ou fonctionner comme réinterprétation seconde de cette pratique, lui donner accès à un champ nouveau de rationalité. Bref, entre ces éléments, discursifs ou non, il y a comme un jeu, des changements de position, des modifications de fonctions, qui peuvent, eux aussi, être très différents.
Troisièmement, par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation, qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. Cela a pu être, par exemple, la résorption d’une masse de population flottante qu’une société à économie de type essentiellement mercantiliste trouvait encombrante : il y a eu là un impératif stratégique, jouant comme matrice d’un dispositif, qui est devenu peu à peu le dispositif de contrôle-assujettissement de la folie, de la maladie mentale, de la névrose.
Ces dispositifs, résultats de conspirations parfois multi-millénaires, constituent notre quotidien, que ce soit au niveau des institutions ou du pouvoir qui rassemble et les fait fonctionner en dans une harmonie relative.
Arold
Bibliographie indicative
- Ginzburg, Carlo. Le sabbat des sorcières. Translated by Monique Aymard, Gallimard, 1992.
- Jameson, Fredric. The geopolitical aesthetic: cinema and space in the world system. Indiana University Press, 1992. Accessed 1 March 2023.
- “Le jeu de Michel Foucault.” Ornicar ?, 1977.
- Stolton, Samuel. “New York Times sues EU over von der Leyen’s Pfizer texts.” POLITICO, 13 February 2023, https://www.politico.eu/article/new-york-times-sue-european-union-ursula-von-der-leyen-pfizer-texts/. Accessed 28 February 2023.
- Taguieff, Pierre-André. Les théories du complot. Que-sais-je?, 2021, https://books.google.fr/books?id=pFskEAAAQBAJ&lpg=PP1&hl=fr&pg=PT27#v=onepage&q&f=false.
- “The Truth About “The Protocols.”” The Times [Londres], 16, 17 et 18 08 1921, https://en.wikisource.org/wiki/The_Truth_About_The_Protocols.
- Valla, Lorenzo. La donation de Constantin: (sur la Donation de Constantin, à lui faussement attribuée et mensongère). Edited by Jean-Baptiste Giard, translated by Jean-Baptiste Giard, Les Belles Lettres, 1993. Accessed 2 March 2023.
Crédit photo : L’œil de la Providence, symbole des Illuminati ©Getty – Corbis/Stefano Bianchetti