Vingt ans après Buongiorno, Notte (2003), son film consacré à l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, Marco Bellocchio revient sur cette affaire avec une série en six épisodes d’une heure, Esterno Notte, diffusée sur Arte depuis le 8 mars 2023. Alors que le film prenait le parti d’un huis clos, à travers les yeux des Brigades rouges, la série adopte le point de vue des principaux protagonistes, du rusé politique Aldo Moro lui-même, au pape valétudinaire, du faible Cossiga à l’inébranlable épouse de Moro. Le grand réalisateur Marco Bellocchio (Les Poings dans les poches, Vincere, le Traître) revient pour Zone Critique sur cette affaire emblématique des années de plomb qu’il a personnellement vécue.
Rappel historique
Le 16 mars 1978, Aldo Moro, ancien ministre et président du Conseil italien, et qui dirigeait alors le puissant parti de la Démocratie chrétienne, est enlevé par les Brigades Rouges, groupuscule terroriste d’extrême gauche, alors qu’il venait de négocier un accord de gouvernement historique avec le Parti communiste d’Enrico Berlinguer. Après 55 jours de suspense intenable, de mobilisation médiatique et malgré l’abondant courrier envoyé par Moro à l’ensemble des responsables politiques, jusqu’au pape Paul VI, son corps est retrouvé le 9 mai dans le coffre d’une voiture, criblé de quinze balles. Les accusations se portèrent alors sur l’inertie (volontaire ?) et la faiblesse des responsables gouvernementaux, dont Giulio Andreotti, président du Conseil, et Francesco Cossiga, ministre de l’Intérieur.
- Vous avez réalisé Buongiorno, notte en 2003. Pourquoi revenir sur ce sujet vingt ans plus tard ?
Je pensais en avoir fini avec l’affaire Moro. Mais quarante ans après sa mort, l’Italie a organisé de nombreuses célébrations et commémorations : publication de livres et d’articles, diffusion de reportages et documentaires à la télévision. J’ai pu redécouvrir cette affaire, à travers des images plus privées et intimes (notamment autour de sa vie de famille), ce qui m’a permis de porter un regard nouveau sur ce sujet, que j’ai abordé comme une enquête. Je me suis aussi penché sur des protagonistes que je n’avais pas montrés dans mon film, comme Francesco Cossiga, un personnage shakespearien à la Hamlet, le pape Paul VI, l’épouse de Moro, que personne ne connaissait vraiment et dont on découvre la force d’âme et de caractère. Elle est motivée par une volonté inébranlable de sauver à tout prix son mari, au contraire du Parti démocrate-chrétien et des « amis » de Moro. On voit également le couple de terroristes Farranda et Marrucci dans le privé. J’ai voulu atteindre le plus haut niveau de l’État et descendre jusque dans intimité des personnages. C’est cela, la magie du cinéma : à travers des détails et des petites choses, on arrive à communiquer des éléments très forts. Si j’avais voulu rester didactique, j’aurais écrit un traité politique ou un livre d’histoire, mais c’est là la tâche des historiens.
J’ai conçu ma série comme un long film, divisé en six épisodes chronologiquement déstructurés, avec des retours en arrière : je montre la même histoire vécue par des personnages différents. J’ai privilégié ce choix de dramaturgie cinématographique par rapport à une marche linéaire dans le temps. De nombreuses anecdotes, toutes authentiques, parsèment le récit, comme celle du pape mourant qui se flagelle avec un cilice ou Andreotti qui s’exclame : « Je ne mangerai plus de glace tant qu’il ne sera pas libéré ! ». Cela a une portée symbolique et métaphorique. Concernant Andreotti, cela montre ce qui fait la quintessence même de la Démocratie chrétienne ; ces petits sacrifices, dérisoires, sont dans l’ADN du parti. C’est très révélateur d’un état d’esprit particulier et également de la personnalité d’Andreotti. En Italie, nous avons une relation beaucoup plus proche au quotidien avec la religion catholique qu’en France. On nous a appris à réaliser chaque jour une bonne petite action pour les autres afin de préserver son propre état de grâce. En tout cas, c’est ce qu’on nous enseignait avant. Maintenant, c’est peut-être différent…
Enfin, dans Buongiorno, Notte, j’avais fait le choix de me focaliser sur la vie des Brigadistes qui gardaient Moro en captivité dans leur repaire de la via Montacini. Tout ce qui se passait à l’extérieur de la cachette était montré via leur écran de télévision, au moyen de nombreux documents et images d’archives que j’avais utilisés. Ici, il y a moins d’archives, on n’en voit qu’à la fin. La série apporte aussi une certaine profondeur au personnage de Moro, incarné par Fabrizio Gifuni. Il ne fait d’ailleurs pas que l’incarner, il est Moro. Il le connaît de manière beaucoup plus précise que moi. En effet, il a déjà monté un spectacle, intitulé « Con il vostro irridente silenzio. Studio sulle lettere dalla prigionia e sul memoriale di Aldo Moro[1] » et cela lui a permis de connaître intimement Moro.
- Vous avez évoqué un travail d’enquête. Qu’est-ce que cela vous a permis de découvrir sur l’affaire Moro, qui comporte encore son lot de mystères et comment avez-vous pu passer outre les zones d’ombre ?
Ma solution a consisté à partir d’une situation réelle tout en prenant des libertés. Il y a en effet de nombreuses zones d’ombre que personne n’a encore réussi à dissiper totalement. Il a donc fallu inventer certains dialogues, que j’ai élaborés à partir d’extraits de son Memoriale[2]. Cette ultime confession comporte de nombreux jugements précieux portés sur ses contemporains. La phrase qu’il prononce dans la série : « Je remercie les Brigades rouges de m’avoir sauvé la vie » a ainsi vraiment été écrite par lui. J’ai alors procédé à un jeu entre le réel et l’invention. J’imagine ainsi l’évasion d’Aldo Moro, qui se retrouve à l’hôpital et cela constitue la scène d’ouverture de la série. Ce fantasme revient au dernier épisode, qui se clôt avec la fin authentique. Pendant toute sa captivité, il a espéré sa libération, puis l’espoir s’est envolé et il s’est résigné à la mort, d’où ce regard inflexible et sans pitié qu’il lance à ses « amis » politiques à l’hôpital.
Les jeunes d’aujourd’hui ont accueilli cette histoire avec stupéfaction ; ils se sont même demandé si c’était vraiment ça, l’Italie.
Moro a condamné la Démocratie chrétienne. Pour ma part, je pense que les hommes de ce parti n’ont pas eu le courage d’accepter les conditions imposées par les Brigades rouges, qui étaient pour eux disproportionnées, et ils ont préféré sacrifier Moro en le faisant passer pour fou afin de décrédibiliser sa parole, car il s’en prenait à eux directement. Mais je ne condamne pas pour autant le parti en lui-même. Les historiens ont mis en avant la nécessité d’obéir à la raison d’État et de la privilégier par rapport à une vie humaine. Il y avait beaucoup d’intérêts politiques en jeu, notamment l’hypothétique accession au pouvoir du Parti communiste et la préservation de l’équilibre fragile entre puissances occidentales et puissances soviétiques, dans le contexte de la Guerre froide. Moro était un véritable réformiste, qui souhaitait gouverner avec les communistes. Il avait compris que le Parti communiste italien ne représentait plus une menace pour l’ordre, contrairement aux Américains, et clamait même qu’il respectait davantage la discipline et l’ordre que la Démocratie chrétienne, ce qui était en soi déjà un sacrilège. Cette dernière, au contraire, a préféré défendre un certain ordre international et a désavoué Moro, considéré comme trop réformiste (alors qu’il avait jusqu’alors toujours été apparenté aux conservateurs). A posteriori, Moro était un visionnaire pour un renouveau à gauche.
Dans tous les cas, la Démocratie chrétienne ne pouvait pas se permettre de le laisser appliquer cette politique, les Italiens ne l’auraient pas compris. Sa mort arrangeait finalement tout le monde. Ce que les officiels du parti n’avaient pas prévu, c’est qu’Aldo Moro a acquis une aura sacrificielle, rehaussée par sa foi profonde. Dans la série, on voit le pape qui l’imagine en Christ portant la croix. Cela a eu un impact très fort sur les mentalités.
- Le format série est nouveau pour vous, qui êtes plutôt habitué aux longs métrages. Quelles ont été vos motivations dans ce choix, hormis celle de multiplier les points de vue ? S’agissait-il de capter un nouveau public, par exemple la jeunesse qui n’est pas forcément familière de l’affaire Moro ?
La série n’a pas été mon premier choix. Nous avions pensé dans un premier temps, mes scénaristes et moi, à en faire un film mais nous nous sommes vite rendu compte qu’on avait besoin de davantage de temps pour creuser l’histoire et ses multiples ramifications, et que cela nécessitait plusieurs épisodes. La télévision a accepté de produire le projet, tout en nous laissant les mains très libres pour le mettre en œuvre. Elle a rencontré un grand succès en Italie, tant auprès du public contemporain de l’affaire que des jeunes, qui l’ont découverte. Il faut dire que lors des années de plomb, la politique avait beaucoup plus de portée dans la vie quotidienne des gens : on parlait régulièrement de grand changement, de révolution, de haine de classe, toutes choses devenues incompréhensibles maintenant. Les jeunes d’aujourd’hui ont accueilli cette histoire avec stupéfaction ; ils se sont même demandé si c’était vraiment ça, l’Italie. Ils ne savent plus ce que sont la Démocratie chrétienne ni le Parti communiste. Néanmoins, cette série a éveillé leur intérêt et je m’en félicite.
- Vous n’avez pas consacré d’épisode à Andreotti, alors qu’il apparaît tout au long de l’histoire, et vous lui avez préféré Cossiga. Pour quelle raison ? Ce dernier vous semblait-il plus intéressant ou ambigu ?
En effet, j’étais plus attiré par la bipolarité de Cossiga, cet homme chez qui se succèdent des moments d’extrême pression et d’abattement total. L’une des répliques de la série met d’ailleurs en évidence ce caractère : « Le pauvre, laissez-le tomber, il est bipolaire, on ne peut rien lui reprocher ». Andreotti, quant à lui, est plus lucide, il veut faire le mal, ce qui est un concept très religieux. S’il est certes très présent, il est également plus linéaire, et par conséquent moins intéressant, alors que Cossiga présente une dramaturgie interne plus variable.
Néanmoins, Andreotti peut aussi avoir ses accès de faiblesse. Le seul qu’on lui connaisse, c’est son malaise à l’annonce de l’enlèvement de Moro : il se rend alors aux toilettes pour vomir. Cet événement, que je montre dans la série, a été rapporté par plusieurs journaux, même s’il n’a pas été formellement authentifié. Dans tous les cas, cela met en évidence une contradiction par rapport à cette linéarité et cette constance qui le caractérisaient. Comme quoi, toute personne, même la plus cruelle ou la plus méchante, peut avoir des accès de bonté ou de sensibilité.
- Moro prévient dans une de ses lettres que si rien n’est fait pour le sauver, « son sang retombera sur les responsables[3]». Peut-on dire que cette prophétie s’est réalisée ?
Cette phrase est très forte. Politiquement d’abord, elle a entraîné des conséquences : c’est à partir de là que commence un lent pourrissement du système politique italien de l’époque. L’assassinat a laissé une trace très profonde, des partis politiques ont disparu à la suite de cela. Il me vient à l’esprit une phrase de Moro à Cossiga en latin : « Gutta cavat lapidem » (une goutte d’eau creuse la pierre). Cette pierre s’est brisée avec sa mort. Petit à petit, beaucoup de traumas ont fait surface.
Tout le pays souffrait d’hallucinations collectives.
Le fait, également, qu’elle soit prononcée par un homme qui est resté impeccable jusqu’au bout, quasi sans péché, est en soi intéressant. En effet, il a adopté une attitude diplomatique envers les Brigades rouges, tout en essayant de sauver l’Etat et lui-même. Mais une fois qu’il a compris que ses amis l’ont abandonné, il a senti en lui une espèce de rage qui s’est traduite par ce qu’il couche sur le papier ; qu’on pense à cette phrase ou bien à sa confession finale et désespérée : « Pourquoi dois-je mourir ? Qui l’a décidé ? Pourquoi n’essaye-t-on pas de me sauver la vie ? ». On découvre alors une facette de sa personnalité qu’on ne connaissait pas. Il meurt en serviteur de l’Etat, et même s’il se résigne à son destin fatal, il n’accepte pas cet état de fait tranquillement. Ce qu’on a qualifié de faiblesse ou de folie, c’est son humanité, que l’on a apprise après coup.
- Les personnages sont tous faillibles, en proie aux doutes, à l’angoisse, ce qui se matérialise par des hallucinations ou des fantasmes (le rêve du pape mentionné plus haut, Cossiga qui imagine une carte de Rome ensanglantée, Moro lui-même qui se voit libre et à l’hôpital etc.). Cela apporte un certain onirisme, à la limite du fantastique.
Nous avons laissé le champ libre à notre imagination pour représenter tous les passages non réalistes qui répondaient à l’angoisse générale. Car tout le pays souffrait d’hallucinations collectives. La préfecture de police de Rome avait mis en place un centre d’appels pour recueillir les éventuels témoignages pouvant contribuer à la libération de Moro. Mais très vite, la police a été submergée d’appels fantaisistes. Tout le monde voyait Moro partout (dans la série, le personnage de la nonne représente bien ce délire collectif). Des gens appelaient même pour parler de leurs problèmes personnels. À chaque fois, nous sommes partis d’une donnée réelle. Ensuite, l’imagination a pris ses libertés. Cela donne un aperçu de l’Italie de l’époque.
- Comment vous-même avez-vous traversé cette période ?
J’étais dans ma période maoïste anti-terroriste. Mais je suis sorti de la politique en 1969, tout en restant de gauche. En 1978, j’ai suivi cet enlèvement comme tous les citoyens lambda. Je ne parvenais pas à concevoir qu’un aussi petit groupe de terroristes ait pu perpétrer cette action et enlever le premier personnage de l’État, appelé à devenir le prochain président de la République. Cela montrait bien la faiblesse de l’État italien qui s’est révélé incapable de défendre ses propres serviteurs en sous-estimant la menace terroriste. Pendant ces 55 jours, j’ai espéré la libération de Moro comme tous mes concitoyens, toujours plus nombreux au fil des jours. Sa libération aurait coïncidé avec une certaine tradition italienne du compromis, sans aboutir à un drame. J’ai accueilli la nouvelle de son assassinat comme une grande tragédie et j’ai alors ressenti une douleur, qui n’a pas été immédiate. Un peu sur le modèle des tragédies familiales : c’est avec le temps qu’on appréhende toute la profondeur de la blessure. La tragédie de l’affaire Moro a elle aussi été comprise avec le temps.
- Esterno Notte reprend la plupart des thèmes de votre cinéma (religion, folie, l’Etat), peut-on dire que c’est un condensé de tous les combats qui vous sont chers ?
Ce n’était pas forcément volontaire, c’est sorti comme cela, de façon naturelle. Ce n’était pas un parti pris de ma part d’y inclure les thèmes que j’aime. Mais cela est sûrement arrivé de manière inconsciente. On ne peut pas dire que je ne suis pas cohérent avec moi-même.
Esterno Notte, de Marco Bellocchio, avec Fabrizio Gifuni, Fausto Russo Alesi et Toni Servillo, diffusée sur Arte depuis le 8 mars 2023.
[1] « Par votre silence moqueur. Étude des lettres de prison et du Memoriale d’Aldo Moro. »
[2] Recueil de ses lettres écrites durant sa captivité et édité en français sous le titre : Mon Sang retombera sur vous, Tallandier, 2005 et Seuil, 2008.
[3] « Si vous n’intervenez pas, une page terrifiante de l’histoire italienne sera écrite. Mon sang retomberait sur vous, sur le parti, sur le pays… Que la sentence soit appliquée dépendra de vous. Si la pitié l’emporte, le pays n’est pas perdu. »