RENTRÉE LITTÉRAIRE. Nouvelle étoile de la chanson française, Clara Ysé est une artiste accomplie. Musicienne, poétesse, chanteuse et romancière, elle s’empare de chaque objet artistique avec la même intensité. Son recueil, Vivante, publié aux éditions Seghers interroge la puissance des contraires et la force des mots. On y trouve des poèmes qui scintillent avec douceur et violence. 

Clara Ysé, Vivante

Zone Critique : La lumière est omniprésente dans ton recueil. Il y a à la fois celle des étoiles, de l’incendie, de la gazinière, du feu, mais aussi des bougies. Et on a l’impression que ces lumières guident autant qu’elles ravagent. Comment est-ce que tu interroges, tu expliques ce rapport paradoxal à la lumière ?

Clara Ysé : Je dirais d’abord que la poésie est un espace dans lequel on peut creuser les contradictions. Pour moi, c’est un langage qui sauve – notamment lorsqu’on a un rapport compliqué à la langue quotidienne parce que qu’on peut réinjecter du sens et du poids dans des mots qui ont été dépouillés du leur. 

J’ai un rapport contradictoire avec la lumière et avec l’obscurité. Mon premier album était autour de la nuit, et se concentrait autour de cette question : « Qu’est-ce qu’on fait avec la nuit qui nous habite ? »

La nuit, c’est un espace qui me fait peur mais en même temps, c’est un espace de création privilégié pour moi. J’entretiens un rapport très fort à la fête. Je pense qu’il y a beaucoup de mon univers sonore et de mon univers d’écriture qui se sont composés à partir de ces heures volées au jour. Je suis fascinée par la collectivité qui peut se créer à l’intérieur de la nuit. Il y a moins de demandes et d’attentes du monde extérieur, et des micro-collectivités se créent à ce moment-là qui ne pourraient émerger à d’autres moments.

L’obscurité renvoie également à mon enfance lorsque je regardais pendant des heures mon père peindre. C’étaient des grandes peintures de deux mètres sur deux à peu près et il partait toujours de fonds obscurs d’où il faisait venir la lumière. J’ai été profondément imprégnée par ces images. J’ai fini par comprendre que la densité de la lumière qui vient depuis des fonds obscurs, possède une particularité, une profondeur que ne peut avoir la lumière qui vient depuis des fonds clairs. Et cette obsession qu’avait mon père d’aller chercher la lumière à un endroit obscur, c’est quelque chose qui m’est resté. 

Aujourd’hui, on vit dans une société angoissante, dans un monde dans lequel il est difficile d’imaginer un futur désirable et j’ai l’impression qu’on a presque un devoir éthique à essayer d’envisager l’avenir. Je considère qu’il est facile d’être désespéré et c’est bien normal car on devrait tous être désespérés parce qu’il y a peu de choses auxquelles se raccrocher. Pourtant, l’étymologie du mot désir s’articule autour du manque de l’étoile : Il y a à la fois l’idée de la lumière et de l’obscurité. C’est-à-dire que c’est le souvenir passé et la projection dans le futur de la lumière qui initient le mouvement. Tout mon album et tout ce recueil est ancré et axé autour de la question du désir au sens lacanien, au sens du fil rouge qui nous meut et de ce qui nous accroche à la pulsion de vie plutôt qu’à la pulsion de mort. Et dans cette question là du désir, il y a la polarité, la tension entre l’absence et le souvenir de la présence et le souvenir futur de la présence.

ZC : Dans un entretien accordé à Zone Critique il y a quelques années, tu avais dit : « Je me méfie un peu du terme “poétique” quand on parle de musique, même si c’est bien sûr très présent dans ma manière d’écrire ». Pourquoi as-tu  cette méfiance ? Est-ce que tu fais une différence entre l’écriture d’une chanson et celle d’un poème ?

CY : Je pense que j’ai toujours cette méfiance du mot “poétique”. Pendant longtemps, j’ai été impressionnée par l’idée de poésie, notamment en raison de sa dimension élitiste.  Je pensais que pour réinjecter de la poésie dans ce qu’on fait, il fallait se sortir de l’idée de ce qu’était le poème ou la poésie. En France, on a des textes qui sont écrasants de beauté, mais qui ont été figés et qu’on peut avoir du mal à se réapproprier. À l’époque, quand on parlait de poésie, d’un coup ça éteignait les gens, plutôt que de les allumer. Alors que je pense que ça fait l’inverse en réalité. J’ai un amour fou pour la poésie. Pour moi, la poésie, c’est de l’ordre de la musique. Comme j’écris des poèmes depuis que je suis enfant, j’ai toujours mis la poésie du côté de la musique. C’était une manière pour moi de faire de la musique avec les mots et d’une certaine façon de sauver la langue. Ce que je trouve fascinant dans la poésie, c’est que pour quelqu’un comme moi qui a fait de la musique, il y a eu une sensation assez jeune de trahison de la langue. La musique constituait un refuge, une forme d’île protégée qui permettrait l’émergence d’une langue d’amour assez pure. Et dans la poésie, je trouve qu’il y a un mouvement qui est celui d’utiliser les mots qui peut-être sont ceux qui nous ont trahis pour les réinvestir et pour proposer une nouvelle langue qui soit une « langue-île », une langue protégée.

Mais je pense qu’on le vit tous. Il suffit de passer dans la rue, dans un métro pour voir les panneaux de publicités sur lesquels les mots disent l’inverse de leur sens réel. On trahit tout le temps la langue et quelque part, ça fait partie aussi du mouvement de la langue. On est dans une société qui est dans des rapports de pouvoir et donc la langue est un medium utilisé à cette intention. Et quelque part, ça ne sert à rien d’imaginer une langue quotidienne qui soit purifiée de ça, ce serait effrayant. Par contre, je pense que la poésie est  une espèce d’alternative pour réinjecter du poids au mot et redonner un sens au langage.  

Quand j’écris, pour moi la chanson et la poésie sont deux choses très différentes. La grosse différence, c’est que quand j’écris une chanson, j’écris toujours la musique et les paroles en même temps, voire la musique en amont. Je me mets au piano ou à la guitare, je compose, il y a des bribes de texte qui viennent mais très souvent je garde les bribes, je finis la composition musicale et après seulement je retravaille beaucoup les textes. Pour moi, mais je n’en fais pas du tout une vérité générale, dans mon travail de la chanson, il y a vraiment cette idée que le texte travaille tout le temps avec le matériau de la musique. Il y a déjà un vecteur émotionnel hyper fort dans une mélodie qui est presque trois fois plus fort qu’un texte, rien que dans l’impact qu’elle provoque sur un corps. Je travaille toujours à ce qu’il y ait suffisamment d’espace dans le texte pour que la musique s’engouffre et suffisamment d’espace dans la musique pour que le texte s’engouffre et qu’il y ait une alchimie entre les deux. Le texte d’une chanson s’adapte tout le temps à la musique. Alors que le texte d’un poème, ça creuse le silence. Donc tu écris avec le silence et c’est pour ça que je trouve la poésie si intéressante, passionnante, parce que j’ai peur du silence et que c’est un moyen d’aller creuser cet endroit là.

ZC : D’un point de vue purement thématique, la sorcière est une figure assez présente dans tes chansons et dans tes poèmes. Pourquoi réinvestir cette figure-là ? Et plus généralement, on sent que le féminisme est un enjeu important dans tes textes, quelle en est ta conception? C’est quelque chose qui s’est imposé à toi, tu as voulu porter une parole ? Quel rapport entretiens-tu avec la figure de la sorcière et du féminisme en général ?

CY : Je suis féministe depuis longtemps avant même que je sache ce que c’est que le féminisme. Mais oui, je pense que comme n’importe quelle femme dans cette société, j’ai eu des modèles dans ma vie, j’ai été révoltée par une forme d’allégeance au regard masculin et à ce rapport sacrificiel à l’existence. Parce je suis née femme, cette question a toujours fait partie de moi. Je pense que ça s’est complètement imbriquée avec la question du désir. Je pense qu’encore une fois aujourd’hui, ce qui m’intéresse, c’est la question du désir et donc aussi de son rapport ambivalent avec nos zones d’ombre : comment retrouver le désir quand il nous déserte ? Je crois que c’est pour ça que le recueil s’appelle Vivante. Il y a cette idée qu’on peut vraiment mourir à soi en étant vivant. Il y a des choses qui nous mobilisent, qui nous rendent plus vastes et qui nous rendent plus désirant et plus vivant. Ces outils-là m’intéressent. 

Je pense que c’est forcément imbriqué et lié à la question du féminisme parce que être dans son désir, c’est plus compliqué aujourd’hui, quand on est une femme que quand on est un homme, Pas essentiellement, mais parce qu’on est beaucoup plus dans des mécanismes et dans des constructions qui sont liées à la figure du sacrifice. Et la première des dynamiques sacrificielles, c’est d’éteindre le rapport de ce désir à soi pour pouvoir réparer le désir de l’autre. Quand on écrit et quand on compose, on est forcément en prise avec ces questions-là. Après, c’est drôle parce que des chansons comme Femme douce ou Souveraines, ce sont des chansons qui ont été investies ou écoutées comme étant vraiment des chansons féministes seulement après. Et ça m’a touché parce que je pense que je n’écris jamais un texte en voulant dire quelque chose et j’ai jamais écrit un texte en me disant j’ai envie de faire un texte féministe, mais je pense que ça me déborde. 

ZC : Certains textes évoquent des drames intimes, des pensées désastreuses et des tentations. Dans ton recueil, tu évoques explicitement la puissance salvatrice de la musique. Est-ce que l’écriture permet une forme de catharsis qui serait différente de celle de la musique ? Est-ce qu’il y aurait une forme de rédemption par l’écriture, ou du moins de lâcher-prise, davantage que dans la musique ou différemment ? 

CY :Je pense que oui. Dans les deux cas, ça vient encore une fois nous connecter avec un désir d’être au monde. Et je pense que le rapport à l’imaginaire, de toute façon, qu’il soit dans la musique,  dans l’écriture ou dans la peinture, cela permet de rendre notre monde intérieur plus vaste et d’ouvrir des chemins quand les choses semblent bouchées, il y a un mouvement d’élargissement du monde. Par exemple, je suis très fan du réalisme magique à la sud américaine et une des choses que j’adore dans cette littérature-là, c’est que contrairement à l’imaginaire européen, la magie c’est quelque chose d’extrêmement concret et lié à l’imaginaire tout le temps. En fait, c’est cette idée qu’à partir du moment où on imagine, on projette quelque chose dans le réel, cette chose là arrive. C’est ce lien très concret entre puissance de l’imaginaire et action, dans le monde et le réel. Je pense que l’écriture diffère de la musique en  utilisant les outils du monde, qui sont des outils parfois qui nous ont blessés ou qui ont été des vecteurs de diminution du réel ou de trahison et on utilise ces mêmes mots pour rouvrir le monde. Chez pleins d’auteurs et d’autrices il y a cette idée de la formule magique, on se réapproprie des mots et à travers la réappropriation de ces mots-là, c’est comme si on rejettait les dés. Je trouve qu’il y a un courage propre à l’écriture à cet endroit-là.

ZC :  Quelle place accordes-tu au corps et à l’érotisme dans ton écriture ? 

CY :  Pour moi, c’est le corps qui pense. Je pense qu’il est très difficile de mettre des mots là-dessus parce que c’est très instinctif. Mais je pense que le rapport à la nature, aux éléments, aux sensations physiques, c’est une façon de de se reconnecter à une forme de sensualité ou d’érotisme qui est une forme de pensée qu’on ne peut pas tordre, qui est incarnée. C’est une vérité émotionnelle, qui ne cherche rien d’autre qu’à exprimer ce qui est ressenti et ce qui est vécu et qui d’une certaine manière, ne peut pas être tordu par la langue ou par la pensée figée. Il y a une forme de vérité du corps, des émotions et des sensations.

Cette intelligence du corps passe à travers une forme d’érotisme au sens large, de forme de sensualité au monde. Je pense que dans nos cultures et dans notre façon de vivre, on est souvent très coupés de ça.

  • Clara Ysé, Vivante, Seghers, 2024.
  • Crédit photo : Clara Ysé © SMITH / Modds