Que fait une forceuse en soirée ? Elle s’incruste ! C’est ainsi que démarre la dixième nouvelle de la collection Vrilles écrite par Lisa Delille, lauréate du concours « Représailles ». En réalité, son texte va bien au-delà en creusant les notions de liberté et de solitude mêlées aux obsessions d’une jeune femme à laquelle on s’attache sans même s’en rendre compte. Entretien avec l’autrice.

Lisa Delille

Estelle Derouen : Qu’est-ce qui vous a donné envie de participer au concours « Représailles » ? Et que symbolise la collection Vrilles pour vous ?

Lisa Delille : J’ai connu Zone Critique et Vrilles grâce à Victor Dumiot (co-directeur de la collection, ndlr.) dont j’ai fait la rencontre en début d’année dans le cadre d’un projet de roman. Lorsque j’ai appris quelque temps plus tard qu’il lançait un concours de nouvelles sur le thème « Représailles », je me suis dit : c’est pour moi ! J’ai alors décidé d’écrire un texte inédit sachant que c’était un exercice nouveau pour moi. À part quelques nouvelles de Raymond Carver par-ci par-là, je n’ai jamais été vraiment lectrice de cette forme. 

Ça n’est qu’après le rendu de mon texte que j’ai découvert les titres de la collection tels Dragonne de Joséphine Tassy et Notre chute de John Jefferson Selve. Récemment, j’ai aussi lu Contrôle d’Olivier Liron, Amsterdam de Nicolas Chemla et Soleil cou coupé de Clémentine Haenel, que j’ai beaucoup aimés. Pour moi, l’esprit Vrilles, ce sont des textes qui tabassent et qui racontent quelque chose de l’époque. On sent que cette collection s’enrichit par la force du nombre et j’espère que ça va continuer comme ça. Il y a un effet de groupe très plaisant. En devenant la 10e autrice de la collection, j’ai l’impression d’avoir trouvé mon gang de littérature !

Forceuse se lit comme un film de la Nouvelle Vague en raison de son énergie, de son ambiance et de sa liberté. Puis le prénom d’Haydée évoque nécessairement La Collectionneuse d’Eric Rohmer. Quelle ambiance souhaitiez-vous donner à votre texte ?

J’avais déjà le titre en tête avant de me mettre à écrire. Mon envie était ni plus ni moins de brosser le portrait d’une forceuse. Cela dit, j’ai eu du mal à trouver la première phrase. Je suis restée deux ou trois jours devant mon Word à tourner autour (rires) ! « J’ai toujours aimé les soirées incruste… » est arrivée une aprèm alors que j’étais enterrée à la BNF. À partir du moment où j’avais posé le mot « incruste », c’était parti !

Quant au choix du prénom Haydée pour la meilleure amie de la narratrice, c’est effectivement un clin d’œil à Rohmer mais il y en a d’autres comme le « Tunar » de la Sodexo, terme employé par Mohamed Choukri dans Le Temps des erreurs (1992) pour désigner les Tunisiens de Tanger. Ça collait bien avec la langue de la forceuse, qui est plutôt bourgeoise, venant des Hauts-de-Seine, mais qui s’exprime de manière assez directe et argotique.  

 Forceuse prend tout son sens à la fin du texte mais au long de la lecture, on a vraiment l’impression qu’il s’agit d’une « Madame Tout le monde ». Qu’est-ce qui vous a inspiré pour l’élaboration de ce personnage ? 

Avec cette forceuse, j’étais sur une ligne de crète. Je n’avais pas envie de tomber dans un récit de pure vengeance à la « Kill Bill » (Quentin Tarentino) ou à la « Baise-moi » (Virginie Despentes) mais d’avancer masquée de manière à ce que le lecteur puisse s’identifier à la narratrice pour mieux le cueillir à la fin. Après tout, qui n’a jamais été tenté de se promener « par hasard » en bas de chez son ex… ? Cela dit, la forceuse n’est pas une calculatrice. Quand elle scrolle sur les réseaux sociaux à la recherche d’infos sur le fameux Charles, elle le fait de manière plutôt saine. 

En fait, si elle vrille, c’est parce qu’ils n’ont pas mis de préservatif et qu’elle y voit une preuve d’amour. C’est ce quiproquo qui va la déclencher. Au final, c’est moins le mec en lui-même qui l’intéresse que la quête d’un amour absolu. La forceuse est avant tout une dépendante affective. Et c’est en cela qu’elle est attachante. 

La forceuse est avant tout une dépendante affective.

Votre narratrice ne s’embarrasse pas des prénoms et résume ses amants à des détails physiques très précis, chose rare chez un personnage de femme. Pourquoi ce choix ?

Au fond, c’est toujours un inconnu qu’on rencontre, et l’amour précède souvent la connaissance d’une personne. Quand la forceuse rentre dans cette soirée au début du texte, elle voit juste un homme qui retire son pull. Elle ne retient que ce qui se présente à elle : ses omoplates qu’elle trouve belles, et ses chaussures, qu’elle trouve hideuses. Ces descriptions n’ont rien de dénigrants, au contraire, elles traduisent ce sur quoi elle s’émerveille. Si la forceuse est dans une recherche constante d’amour pur et désincarné, ce dernier vient paradoxalement se nicher dans des détails corporels ou totalement désuets. Pareil avec le sexe. Pour elle, l’acte sexuel n’est qu’un moyen efficace pour accéder à quelqu’un. Dans la société telle qu’elle est organisée, le lit donne l’accès à l’âme. 

Pour autant, aucune relation sexuelle ne semble concluante.

Pas une seule relation sexuelle n’aboutit vraiment mais ça ne l’émeut pas plus que ça. Le sexe n’est qu’un moyen, encore une fois, pas un but. D’ailleurs, peu de choses peuvent entamer sa dignité, à la forceuse. Même si elle est dans une obsession vis-à-vis de Charles, elle a du panache et se moque de tout. Elle n’apprend pas de ses erreurs, qui n’en sont pas vraiment d’ailleurs. Elle est inlassable et très résiliente. 

On ressent une mélancolie dont on ne sait si elle est due au changement d’année ou le fait d’entamer sa trentaine. Entre le temps qui passe et la solitude, remplie et compensée par les conquêtes, mais aussi par l’amitié qui est très présente, c’est comme si vous exploriez et interrogiez notre rapport à autrui…

La question du comment-vivre avec les autres m’est chère et très personnelle. Cette mélancolie et cette noirceur étaient voulues, et dépeignent bien ce passage délicat que représente la trentaine. L’amitié avec Haydée aussi. L’amie avance, tombe enceinte, tandis que la forceuse est dans une stagnation où elle a peur d’elle-même. Les relations avec les hommes sont empêchées par sa dépendance affective mais en revanche elle s’accommode bien de l’amitié féminine, dépourvue de jalousie ou de rivalité. Pour ça, je me suis beaucoup inspirée de Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac (1841). Ce roman épistolaire raconte l’amitié de deux amies aux destins opposés qui, malgré la distance, dure jusqu’à la mort. Si j’avais pu davantage développer ma nouvelle, c’est cet aspect que j’aurais enrichi. 

Votre nouvelle permet de revenir sur la notion de consentement. Est-ce que vous pensez qu’un acte imposé par une femme choque moins ? Et pensez-vous qu’un homme aurait pu se permettre d’écrire ce texte ? 

Si un homme avait eu le cran de se mettre dans la peau d’un personnage féminin et de traiter cette question du consentement, il aurait été vachement déconstruit ! Dans La Petite femelle (2016), Philippe Jaenada avoue avoir déjà forcé une amie sous l’effet de l’alcool. Et je lui tire mon chapeau pour ça. Jamais évident de ne pas se donner le beau rôle… mais tellement important. 

Maintenant que le texte est sorti, j’attends aussi les réactions des lectrices et des lecteurs. Mais dans tous les cas, je suis à l’aise avec ce texte et assume. 

Je trouve qu’on communique mal dans le sexe. Peut-être parce qu’il s’y joue trop de choses. Pour moi, un rapport sexuel est d’abord et avant tout un rapport de domination, quoi qu’on en dise. Et étant donné qu’on vit clairement dans une société où les règles ont été instituées par les hommes, ça génère de la souffrance. Après, je ne dis pas que la forceuse ne fait pas souffrir aussi, mais elle joue ses cartes dans un jeu pipé d’avance. Dans tous les cas, les hommes sortent toujours gagnants.

Sur la forme, votre langue est très contemporaine, et la ponctuation interpelle, particulièrement par l’absence de virgule. Pourquoi ce choix stylistique ?

Très classiquement, j’ai commencé l’écriture en plaçant les virgules. Mais rapidement, j’ai buggué. J’ai tiqué sur une, puis une autre, et puis j’ai commencé à ne plus pouvoir les saquer alors j’ai décidé de toutes les retirer. Avant d’envoyer le texte au concours, j’ai cherché sur Google s’il existait déjà un roman sans virgule mais je n’ai rien trouvé. Cela dit, j’ai peut-être mal investigué (rires) ! Et avant-hier, je suis tombée par hasard sur « L’image » (1959), un texte de Samuel Beckett d’une seule phrase en 10 pages et sans virgule ! Ce qui me va très bien puisque c’est un de mes auteurs préférés au monde !