Dans le spectacle Erdal est parti, donné du 5 au 16 mars 2025 à la MC93 à Bobigny, Simon Roth donne à entendre la voix d’Erdal Karagoz, un réfugié politique kurde qui lui a confié, alors qu’ils ont été colocataires à Saint-Denis par le hasard parfois bien fichu de l’existence, le récit de son exil. A travers Erdal est raconté le récit de tout exil, marqué par la perte de repères, la peur, l’attachement, les espoirs déçus, les fausses promesses et les rencontres bienheureuses et celles malheureuses. S’appuyant sur près de douze heures de témoignages vidéo, Simon Roth interroge directement les moyens mêmes du théâtre pour rendre compte de cette parole dont il a été le dépositaire, mais aussi sa légitimité à transmettre ce qu’un autre lui a confié et à s’approprier un récit qui n’est pas a priori le sien. Éminemment politique, Erdal est parti souligne pourtant le caractère universel de la parole de l’exilé, quelle que soit sa provenance géographique, quelle que soit l’époque. 

Le spectacle s’ouvre sur une manière d’introduction, Simon Roth quittant le premier rang des gradins où il était assis et s’avançant au plateau. Il revient sur sa rencontre, par hasard, avec Erdal, le même qui donnera son nom à la pièce autant qu’il l’en dépossèdera. Simon Roth s’adresse à un « tu » invisible, celui-là même de notre part d’humanité, celle venue partager avec lui cette rencontre, venue faire sienne, pendant près de deux heures, cette parole médiatisée. Sans tarder, Simon Roth revient sur la genèse de son spectacle et sur les interrogations qui ont d’emblée nourri sa réflexion et son geste créateur et qu’il ne cessera de tisser au plateau au récit d’Erdal. Erdal lui a demandé de faire un spectacle de son récit, il a d’abord refusé ; puis Erdal lui a demandé de ne mettre en scène que des comédiennes et comédiens français, il a choisi une autre piste ; enfin, Erdal lui a demandé d’apparaître au plateau à la fin de chaque représentation avant finalement d’avouer n’en avoir plus la force. 

L’hémorragie de la parole

Erdal est parti en effet, comme nous annonce le titre de la pièce : il a quitté à la fois ses montagnes anatoliennes où il se plaisait, môme, à s’occuper de ses bêtes, et son récit lui-même, celui qu’il a fait à Simon Roth, qu’il a voulu renouveler, qu’il a voulu faire vivre dans l’expérience universelle d’un spectacle de théâtre donné en partage au public. L’intime reste intime, même quand il devient commun. Le geste précis et respectueux de Simon Roth refuse à chaque instant de déposséder l’homme qui (se) raconte de la profondeur de son récit, de la pesanteur de son témoignage, des douleurs et plaies qui jalonnent son histoire que le metteur en scène a découpé en neuf chapitres allant de l’enfance à la période contemporaine où se situe justement sa rencontre avec Erdal. 

Au plateau, la scénographie maline d’Emma Depoid joue de voiles que l’on tend et d’écrans que l’on déplace pour permettre à Simon Roth, caméra à l’épaule comme un reporter qui pose ses questions en direct, de diffuser des extraits des entretiens qu’il a menés avec Erdal, tantôt dans une chambre, tantôt sur le parvis de la basilique de Saint-Denis, inaugurant subtilement une dialectique entre ce qui est public et commun et ce qui relève de l’intime et du privé. L’image sert alors de support à une parole qui reste primordiale et qui doit résonner, détonner, se démultiplier jusqu’à inonder le plateau. Trois comédiens et une comédienne, Ramo Jhalil, Richard Dumy, Saïd Ghanem et Bénicia Makengele, se relaient ainsi entre eux et avec Erdal, filmé, pour devenir, par la technique du reenactement et un jeu nerveux et saccadé, les voix et les corps d’Erdal, pour devenir des passeurs qui viendront médiatiser la parole du souvenir, celui-là même qui ripe, qui gratte, qui travaille et irrite mais dont l’âpreté-même dit de l’exilé qu’il est toujours en vie, même s’i...