A l’occasion du Festival d’Automne, la Maison de la Culture du Japon à Paris accueille en ce mois de novembre deux spectacles japonais, nous permettant de découvrir la vitalité de la création contemporaine dans l’archipel nippon. Dernière création de Yuri Yamada, metteuse en scène d’à peine 30 ans, Et pourtant j’aimerais bien te comprendre… explore à la frontière du réalisme et de l’absurde les réactions d’une femme et de son compagnon à l’annonce d’une grossesse inattendue, mettant à nu les injonctions patriarcales à l’œuvre dans les couples japonais d’aujourd’hui.
Nous sommes dans la salle à manger – décorée à l’occidentale – d’un appartement : plantes vertes, objets de déco et tableaux abstraits entourent une large table, le tout dans des tons pastels, vert et saumon, au milieu desquels détonne une tasse rouge vif. Teru (Teryonne) et Ko (ou Kotaro) semblent y vivre une existence somme toute ordinaire pour un couple de leur milieu, relativement aisé : la conversation tourne autour de la durée de la sieste, du menu du prochain repas, ou du planning de travail des jours à venir. Ils ne sont pas mariés, et Kotaro n’habite pas encore à plein temps chez Teru. Le cadre posé est réaliste, représentatif d’une relation moderne entre un homme et une femme dans le Japon du XXIe siècle. Pourtant, quelque chose déjà dérange : ni l’une ni l’autre ne semblent remarquer les deux domestiques à la coiffure étrange, en robes vertes et tabliers blancs, qui, après avoir accueilli le public, s’affairent dans la salle à manger, servant le thé à Ko. Paradoxalement, leur présence détonne autant qu’elle paraît aller de soi. Troublant.
Dénoncer le sexisme de la société japonaise
“S’il suffit d’être ni alcoolo, ni infidèle, ni accro aux jeux pour être un bon mari, on se contente de bien peu, non ?”
Mais derrière cette apparente tranquillité, un événement perturbe Teru : elle n’arrive pas à annoncer à son compagnon qu’elle est tombée enceinte et que cela ne la réjouit pas. L’écriture et la mise en scène de Yuri Yamada révèlent à partir de cette grossesse les nœuds à la fois intimes et politiques qui sous-tendent la relation. La metteuse en scène n’a pas peur d’aborder frontalement des questionnements encore minoritaires dans son pays. En effet, alors que le mouvement metoo déferlait sur la plupart des pays occidentalisés, et qu’une nouvelle génération de féministes prenait la parole en France ou aux Etats-Unis, le Japon demeurait l’un des pays les plus inégalitaires concernant les rapports femmes-hommes, notamment dans la sphère privée, mais également dans la sphère publique, où les exemples de saillies sexistes et homophobes de la part de personnalités politiques hauts placées ne manquent pas. Dans l’entretien à lire sur le programme de salle, Yuri Yamada cite ainsi ce ministre qui parlait en 2007 des femmes comme de “machines à procréer”, ou de cette députée qui avait qualifié en 2018 les lesbiennes et les gays de “personnes non-productives”.
C’est donc par la question de la grossesse que l’autrice et metteuse en scène – qui a également écrit des scénarios pour l’équivalent japonais de la série Sex Education – interroge l’incapacité de la société japonaise à déconstruire ses normes et structures sociales oppressives. Quand Teru se confie à son extravagante amie Mei, à la coiffure en forme de cornes, nous sommes stupéfaits d’entendre celle-ci raconter sur un ton léger, humoristique, les violences conjugales dont elle faisait l’objet de la part de son ex, ne laissant qu’échapper à demi-mot qu’elle en pleure encore. Dans un moment de solidarité féminine, après avoir intimé à Teru de ne jamais s’excuser de sa grossesse auprès de son compagnon, elle conclut : “S’il suffit d’être ni alcoolo, ni infidèle, ni accro aux jeux pour être un bon mari, on se contente de bien peu, non ?” L’enjeu principal est bien celui de l’indépendance des femmes au sein d’une réalité matérielle qui ne laisse que peu de liberté, enjeu incarné à l’autre bout du plateau par les deux domestiques dont le mantra est d’être aussi discrètes “que l’air pur”, “qu’une fleur oubliée dans un vase”, aussi invisibles “que des balais posés contre le mur” – la question du partage des tâches ménagères demeurant un impensé de la relation, et la grâce étant proportionnelle à l’effacement du soi.
Une esthétique de l’assemblage et de la complexité
Jouant des registres et naviguant entre les styles, la pièce culmine dans des séquences folles et oniriques
Au fur et à mesure de la pièce, on comprend que ces quatre femmes, polarisées autour de la figure de Teru, symbolisent quatre attitudes qui coexistent et s’affrontent au sein même de la psyché de la jeune femme. Le rejet de sa propre grossesse, la sensation d’animalité, la force de la tradition, les traumatismes et le besoin de liberté font surface, faisant basculer la pièce dans une atmosphère surréaliste où la lutte féministe est d’abord une bataille contre soi-même. Face à ce tourbillon, Ko, seul personnage masculin, découvre avec naïveté les déchirements de sa compagne, est tantôt attachant, tantôt condescendant, souvent paumé, sans un seul instant nous apparaître totalement antipathique. La qualité de l’écriture de Yuri Yamada se découvre dans sa bienveillance et sa finesse : fidèle à son titre “Et pourtant j’aimerais bien te comprendre”, elle réussit à ne pas tomber dans une binarité manichéenne qui opposerait mais à montrer la complexité bien réelle des sentiments et des relations, sans rester en surface. Allant au fond de son sujet, elle s’affranchit des tabous de la société japonaise, évoquant avec justesse des sujets aussi radicaux que l’aliénation dans son propre corps et dans le couple, le viol conjugal, ou la misandrie.
Jouant des registres (de l’hyperréalisme à l’absurde, du comique quasi-vaudevillesque au drame) et naviguant entre les styles (des dialogues cinématographiques côtoyant des scènes en ombres chinoises), la pièce culmine dans plusieurs séquences folles et oniriques où inversion des rôles, révolte contre les injonctions patriarcales et retour en enfance témoignent de la maîtrise de son sujet par la metteuse en scène et de la grande qualité de la performance des cinq acteurs et actrices. Ce qui se matérialise alors est une poétique proprement kaléidoscopique, où les points de vue se mélangent pour offrir une image décomposée et révéler les lignes invisibles qui font agir les personnages, les discours laissant progressivement leur place à des propositions visuelles particulièrement évocatrices. Articulant avec brio histoire personnelle et enjeux politiques, Et pourtant j’aimerais bien te comprendre est une exploration fine des injonctions qui pèsent sur les femmes japonaises, un spectacle remarquable et déroutant, et sans aucun doute l’expression puissante d’une nouvelle génération bien décidée à faire évoluer sa société.
- Et pourtant j’aimerais bien te comprendre, écriture et mise en scène Yuri Yamada, avec Masayuki Yamamoto, Konomi Otake, Mayu Sakuma, Minami Ohba et Misaki Yatab – Jusqu’au 9 novembre à la Maison de la Culture du Japon à Paris
Crédit photo : @Kengo Kawatsura