Cécile Feuillet fait tanguer le Théâtre de la Cité Internationale avec une pièce-tableau proche du happening, inspirée librement du Radeau de la Méduse de Géricault. Théâtre d’un cirque infernal et viscéralement humain, l’embarcation oscille entre une fuite du monde, de l’échec et de la mort – et la quête survoltée d’un miracle. Malgré quelques longueurs, on se prend au jeu de ce truculent équipage qui remet sans hésiter son destin entre nos mains. Une pièce tout public à partir de 9 ans, à voir jusqu’au 26 novembre à Paris.
Une contre-épopée
De l’épopée cette pièce respecte en apparence tous les codes. Un(e) Capitaine se voit déléguer par une puissance ordonnatrice – un manuel providentiel – la mission de révéler un miracle à travers une série d’aventures en vue de sauver l’humanité du désespoir. Toutes les étapes du cérémonial épique sont là : offrandes, adieux au monde, tempêtes, révélations. Sans oublier le merveilleux, apparaissant sous la forme du célèbre papillon blanc porteur d’espoir qui vint se poser sur la voile de la Méduse au septième jour de sa dérive.
Par un habile jeu de cordes qu’il est invité à tirer, le public devient acteur : il déclenche les étapes et révèle les personnages.
En outre, dans la plus pure tradition de l’épopée, le verbe est primordial. L’histoire est « écrite », dans le manuel bien sûr, mais aussi sur des panneaux et sur des toiles que l’on accroche aux bidons-flotteurs. En somme, il devient le moteur de l’action et permet à l’équipage de progresser dans sa quête. Mais la tâche est rude.
Car sur l’embarcation de fortune, ce soir-là bien nommée « Feliks » par l’un des spectateurs, l’épopée prend des airs de farce. Sans passé, ni avenir, ces créatures clouées à terre révèlent petit à petit l’étendue de leurs inaptitudes. Tout, de leur raideur à leurs costumes de damnés dit l’échec annoncé de cette entreprise, que la composition bi-frontale de l’espace rend encore plus bancale. Le récit épique change alors de cap, porté par des anti-héroïnes pêchues et archaïques qui deviennent de véritables parodies sous acides des modèles masculins du genre, notamment dans une scène d’offrandes exubérante et burlesque qui finit en montée de drapeau orgasmique.
Génération Méduse
La nouvelle Méduse de Cécile Feuillet a d’abord été une pièce d’art-performance.
La nouvelle Méduse de Cécile Feuillet a d’abord été une pièce d’art-performance. Invitée du Festival international de Milos, cette dernière a construit un radeau – ou une « scène flottante » – à partir de matériaux et d’objets trouvés sur l’île avec l’aide des habitant·e·s. Seulement voilà, l’œuvre disparaît mystérieusement une semaine après son inauguration. Notre « Feliks » est donc une reconstitution de ce radeau que la mer aurait recraché après des décennies de dérive. Magnifiquement orné de coquillages et de coraux, il constitue un décor parfait pour l’imaginaire associé à la tragédie de la Méduse avec son lot de luttes, de cannibalisme, d’ivresse et de délire – à rendre jaloux Jack Sparrow.
Le tableau de Géricault devient alors le miroir de cette génération désenchantée.
La piraterie qui se joue sur cette rade est celle d’une génération qui trompe son angoisse et se jette à corps perdu dans une mission impossible. Comme l’indique Cécile Feuillet : « Ce qui a déclenché l’idée du spectacle, c’est de voir, à travers la peinture, une jeunesse en plein naufrage capable de garder espoir, quand bien même cet espoir serait un minuscule point noir au fond de l’horizon. » Le tableau de Géricault devient alors le miroir de cette génération désenchantée, condamnée à errer sur TikTok en récitant des monologues de Mission Cléopâtre façon Minions. La création lumière signée Simon Fritschi accompagne à merveille la binarité épique de cet univers clair-obscur et souligne la qualité plastique extraordinaire de la scénographie.
Créatures grotesques et sublimes, les matelots de la Méduse surfent une vague incertaine entre le paradis et l’enfer. Sont-ce là des damnées ou des anges ? Même la Mort, qui soudain apparaît à la lueur macabre d’une bougie, botte en touche. La pièce tourne alors au mystère médiéval : un théâtre total de la liberté et du salut qui ne recule devant rien, mobilisant musique, effets spéciaux et farces dans une fureur rabelaisienne.
Le corps spectaculaire
Au cœur de la tension narrative, il y a l’échec ou le « bide » que le clown se doit de prendre pour exister.
Dans cette machine de théâtre, l’ancrage dramaturgique est donné par le mouvement et une mémoire corporelle qui prime sur les mots. Cécile Feuillet s’inscrit ici dans la lignée du théâtre de Tadeusz Kantor, trouvant l’épaisseur des caractères dans leurs morphologies, leurs TOCs et leur façon de s’exprimer. Impossible de donner un âge, ni même un genre à ces personnages-numéros qui ne peuvent exister qu’en collectif – exception faite de la Capitaine et metteuse en scène qui, suivant la tradition de Kantor, orchestre ce joyeux chaos.
Au fil des aventures, on est frappé par la puissance de ce jeu organique qui révèle la profondeur du travail réalisé par la compagnie autour du clown. Au cœur de la tension narrative, il y a l’échec ou le « bide » que le clown se doit de prendre pour exister. Car c’est dans l’exploit raté ou différé que se dévoile la nature humaine et profonde de ces naufragées dont la fragilité nous émeut et nous fait rire. Avec un humour décalé à la Wes Anderson, Cécile Feuillet nous présente – non sans panache – une Méduse volontairement foireuse, nous laissant la liberté d’y trouver notre miracle. Alors, avons-nous assisté à un exploit ou à un échec ? Les deux mon Capitaine.
- Conception et mise en scène Cécile Feuillet avec la complicité de Pauline Marey-Semper
- Avec : Anaïs Castéran, Cécile Feuillet, Jade Labeste, Pauline Marey-Semper, Alice Rahimi et Mathilde Weil
Crédit photo : (c) Christophe Raynaud de Lage