Zone Critique vous présente aujourd’hui un nouvel article en provenance de son partenaire, le magazine La cause littéraire. Retour aujourd’hui sur la biographie de Gustave Flaubert par Michel Winock : “Winock ressuscite pour nous ce solitaire qui aimait quand même peupler le désert où il pensait devoir se tenir pour créer”.
À la question « Pourquoi une nouvelle biographie de Flaubert ? », Michel Winock répond avec l’intelligence du cœur qu’il a voulu faire partager la passion personnelle qu’il nourrit envers l’Ermite de Croisset. En effet, maintenant que l’édition non censurée de la vaste correspondance est complète en Pléiade, une approche globale de l’homme, public comme intime, est tout à fait envisageable et le « corpus Flaubert » peut être considéré comme clos : rares sont les zones d’ombre le concernant, et bien qu’il en subsiste, elles sont peu susceptibles d’être jamais éclaircies. S’il ne comporte donc pas de révélations, le travail de Michel Winock, à la fois massif et minutieux (donc à la mesure de son objet), apporte pourtant un regard neuf sur l’auteur deMadame Bovary.
Winock est davantage connu pour ses panoramas de l’histoire des idées, tels qu’il en a brossés avec Le Siècle des Intellectuelsou Les Voix de la liberté. Mais quand il s’empare d’une existence singulière, le fresquiste se fait, avec un égal bonheur, portraitiste. Rien n’échappe à sa vigilance, et c’est dans une prose vigoureuse qu’il s’attache à relater un destin. Son Madame de Staël avait déjà illustré sa maestria dans le domaine ; son Flaubert, où alternent scènes vécues et plongées à pic dans les textes, la confirme.
Adoptant une narration assez traditionnelle, selon une évolution chronologique qui s’autorise de temps à autre l’incartade de la prolepse ou de l’analepse, Winock suit pas à pas le Rouennais aux paupières écarquillées. Car Flaubert, avant que d’écrire son époque, s’attacha à l’observer mieux que quiconque, depuis les cadavres disséqués par son chirurgien de père, qui le fascinaient et l’horrifiaient tout à la fois, aux émeutes de 1848, en passant par les paysages d’une Égypte mamelonnée de Pyramides et de désirs ardents. Flaubert se gave d’images, de mots, de lectures, d’idées, d’aberrations glanées sur les lèvres des prudhommes, de corps de femmes aussi, et son encre est le suc extrait de cette matière palpitante, qu’il transmute en un monument littéraire inégalable.
Winock ressuscite pour nous ce solitaire qui aimait quand même peupler le désert où il pensait devoir se tenir pour créer ; ce gourmand de tout, frappé par moments d’apathie ou d’anaphrodisie totale ; cet écrivain paradigmatique dont on présuppose que les phrases tirées au forceps sont ardues et qui pourtant s’écoute avec une délectation parfaite, dès que sa petite musique est installée.
Et puis, quel esprit d’une audace hors-norme. Là où le public attendait une suite à sa scandaleuse Bovary, voilà qu’il reçoit Salammbô, une épopée de sang, de sable et d’or mêlés. Les Trois contesravissent une critique que l’allusion bordelière concluant L’Éducation sentimentale avait laissée pantoise. Le chantier, pluri-décennal mais enfin achevé, de La Tentation de Saint-Antoinedéconcerte tandis que le projet à jamais suspendu de Bouvard et Pécuchet suscite l’interrogation permanente. Winock restitue les débats, et ils furent nombreux, provoqués par cette œuvre dont la part émergente paraît bien congrue en regard de l’estime ou de la répulsion qu’elle inspire à certains.
Voilà en tout cas Flaubert dépoussiéré de pied en cap et s’ébrouant librement dans ses outrances
Voilà en tout cas Flaubert dépoussiéré de pied en cap et s’ébrouant librement dans ses outrances. Il exsude son nihilisme (« Si jamais je prends une part active au monde ce sera comme penseur et comme démoralisateur ») et débride son verbe, à table avec les Goncourt, débourrant les propos les plus crus, ou dans l’impitoyable mise au point qu’il adresse à quelque pédezouille diplômé doutant de ses connaissances archéologiques sur Carthage. Winock révèle aussi ses failles – en amour, la délicatesse n’est pas toujours son fort, pour preuve les quatre lignes de rupture expédiant Louise Collet –, et souligne ses grandeurs – quel incomparable ami il fut, envers Bouilhet par exemple, dont il assura quasiment seul la reconnaissance posthume.L’immense travailleur de l’amer apparaît enfin dans les efforts qu’il déploie à se documenter pour garantir la véracité de ses récits, à forger sa syntaxe pour se hisser au rang de Styliste absolu, à décrire entre tonitruance et pathétique la douleur qu’il éprouve à s’engluer dans ce stupide XIXe siècle.
Flaubert ? Il n’y a peut-être plus rien à en découvrir mais il reste à le découvrir. Michel Winock nous y invite, avec une générosité salutaire en ces temps comptables de tout.
- Flaubert, Michel Winock, Gallimard, 540 pp., 25 €, 2013.
- L’article original
Frédéric Saenen