François Bégaudeau est écrivain. Auteur d’ouvrages sensibles et empreints de vitalisme, ce dernier cultive une individualité libertaire loin des sentiers battus. Son dernier récit, Comme une mule (Stock, 2024), cherche à rétablir les faits concernant le procès lui ayant été intenté par l’historienne Ludivine Bantigny. Avec le mordant que nous lui connaissons, l’essayiste part de cet événement et se livre à des analyses pointues concernant de nombreux sujets actuels dont le rapport entre l’art et la politique. Un ouvrage décapant.
D’emblée, l’écrivain tente de relater les faits dont on l’accuse, il s’agit pour lui de se méfier d’une certaine tendance contemporaine à tout ramener à de pures émotions : l’accusatrice, une certaine historienne de gauche radicale nommée sobrement LB, est outrée par ce qui n’était qu’au départ une blague potache. Or, cette dernière a fait tâche : d’aucuns se sont délectés de la diffuser tout en la dénonçant en meutes. De nombreux auteurs et journalistes s’y sont donnés à cœur joie.
Loin de déplorer l’effondrement d’un ordre patriarcal suranné, loisir de réactionnaires en chambre, François Bégaudeau s’échine à rester précis en toutes circonstances, y compris lorsque le sujet semble sensible.
La plaisanterie vache, défiant le « bon goût » et la bienséance bourgeoise, abordait sur un ton ironique la tendance supposée de cette historienne à collectionner les partenaires sexuels. En nietzschéen alerte, François Bégaudeau comprend qu’il ne s’agit pas tant pour celle qui porte plainte de comprendre sa vanne que d’agir selon les décrets de l’affect : en effet, le fait de s’indigner d’une situation conforte le scandalisé, voyant ainsi sa morale raffermie. Ce n’est d’ailleurs pas l’apanage de « l’humanité progressiste » : lorsqu’un homme d’origine extra-européenne agresse une femme occidentale, l’identitaire jubile ; l’anticapitaliste jouit de son indignation déclenchée par l’implantation d’un chantier Total dévastateur au sein d’un pays africain pauvre et dictatorial. En effet, il est plaisant de voir le réel intégrer nos petites cases préfabriquées, on le simplifie, on l’expurge de son caractère irrémédiablement tragique, ce que théorise le joyeux Clément Rosset dont l’auteur est un fervent lecteur.
En creux des analyses de l’auteur sourd une tendance vitaliste : sain est le féminisme qui souhaite multiplier les forces, funeste est celui qui soustrait les puissances.
Ce « tronquage » permanent des faits demeure pour François Bégaudeau ce dont il faudrait faire litière afin de faire progresser la gauche radicale : un certain pan de ce mouvement politique se veut plus royaliste que le roi. Cette surenchère dans la pureté, loin d’être un moteur sain du progressisme, est bien plutôt un repoussoir. Or, l’essayiste l’écrit : « Je veux avoir raison d’avoir raison ». Si un dîner arrosé est l’occasion d’aborder le sujet de la fraude sociale, le communiste a raison de mettre en avant la note bien plus salée que va devoir payer l’État, imputable à la fraude fiscale : le goût des faits est toujours plus pertinent que le goût pour la moraline, dont nous savons qu’elle est, au moins depuis Rimbaud, la « faiblesse de la cervelle »…
Également, l’auteur pose la question du procès : qu’est-ce qui fait que cela s’est enclenché de cette façon ? Bégaudeau parle d’un « continuum », terme affectionné par nos contemporains : sa blague est d’abord un « symbole » pour certaines personnes enragées, celui d’un auteur phallocrate que nous nous devons de punir par le biais légal afin de donner le bon exemple. La condamnation en question fait aussi « symptôme » : la blague serait le signe d’un homme favorable à la domination patriarcale, la blague est-elle cause ou conséquence de cet attrait pour la domination ? Personne ne peut y répondre. Enfin, le troisième élément réside dans le pouvoir causal de la plaisanterie : le fait de titiller un imaginaire vicié, celui de la femme facile qui s’envoie en l’air avec tout ce qui passe, aurait le pouvoir d’activer des comportements toxiques chez certains prédateurs, au détriment d’un féminisme radical. Or, le « tout est dans tout » a les défauts de ses qualités : évidemment, penser les phénomènes sociaux et sociétaux d’une manière conséquente implique de convoquer la critique systémique. Cependant, est-ce qu’un mot, drôle ou non, c’est la même chose qu’un soufflet ? Oui et non, cela est compliqué. La confusion règne, et cela se fait au détriment de la pensée et de la vie dans son caractère inexplicable. En somme, la maison progressiste perd par son apologie des affects : raisonner ainsi peut mener à avaliser le bon gaulois qui pense avoir raison de frissonner devant le supposé « grand remplacement ». Briser les carcans de la domination, c’est avant tout brandir des faits dont nous savons qu’ils sont têtus « comme des mules ». Dans cet ordre d’idées, il s’agit d’éviter le piège du féminisme bourgeois faisant fureur au sein d’une certaine doxa.
À l’encontre de la vulgate aristotélicienne concernant l’art cathartique, l’écrivain établit que la création artistique recueille le mal et la maladie, et ne cherche pas à les évacuer.
Féministe bourgeoise, féministe fille à papa
Au goût porté aux faits, Bégaudeau souhaite ajouter la critique du légalisme dont a pu faire preuve l’historienne indignée : prononcer une peine pour le juge, lors d’un procès, revient avant tout à maintenir l’ordre social en place qui reste tout sauf neutre : « Son éventuelle volonté de juger en connaissance de cause est en excès par rapport à ce que la société qui le rémunère lui demande ». La partialité escomptée est toujours biaisée par le conflit des versions différentes du délit ; en dernière instance, ceux qui souffrent le plus sont les faits. Plus que cela, le procès pose un problème d’ordre philosophique : il accrédite la fable du libre-arbitre. En effet, la « justice », à entendre comme institution, ne cherche pas tant à savoir, à connaître les causes qui ont pu présider à un acte délictueux, mais...