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Avec le recueil de nouvelles L’amour est plus dangereux que la mâchoire des crocodiles de Gérard Prunier dans la collection Continents Noirs dirigée par Jean-Noël Schifano, c’est la première immersion de l’auteur dans le monde de la littérature que nous découvrons. Une entrée littéraire pour le moins réussie. Historien spécialiste de l’Afrique de l’Est, Gérard Prunier connaît le continent africain de par ses travaux universitaires mais également de par ses nombreux voyages, de l’Ethiopie à la Somalie en passant par le Kenya et le Rwanda. En 2021, il publiait Cadavres noirs dans la collection Tracts de Gallimard, un essai poignant sur le silence médiatique de l’Occident face aux génocides africains. 

L’échiquier tribal du pouvoir 

Avant d’être un écrivain, Gérard Prunier est un universitaire passionné d’histoire et de géopolitique. Ses nouvelles regorgent de références pointues et chacune d’entre elles prend racine dans un contexte spatio-temporel bien précis comme Nyabiingi qui nous renvoie au génocide rwandais. Il cultive sans ambivalence cette “impossible neutralité” défendue par l’historien et politologue américain Howard Zinn tout en faisant preuve de subtilité et de nuance. 

“C’était un cadavre prospère et bien habillé, un homme d’affaires, sans doute muganda, costume gris trois pièces et trois trous dans le gilet. À cet endroit le trottoir présente une forte inclinaison et le sang coulait sur la pente en ruisselets écarlates.”

Le lecteur découvre des enjeux géopolitiques beaucoup plus complexes et divers que ce que l’on pourrait imaginer au premier abord, des conflits tribaux aux violences des milices armées en passant par les néo-colonialistes et les fanatiques religieux. Gérard Prunier tient à souligner la présence non négligeable de certaines communautés étrangères sur le territoire africain, notamment de la mafia calabraise en Somalie ou encore des 50 000 indiens chassés du territoire ougandais en 1972. 

“Nous les Baganda, il faudra bien qu’on lui apprenne ce qu’est le pouvoir. Les Banyankole sont des poissons, nous nous sommes des martins-pêcheurs.”

La question du pouvoir est très présente dans le recueil, notamment concernant le processus de mise en place d’une dictature qui est paradoxalement corrélé au zèle que certains politiciens déploient pour affermir la démocratie de manière douteuse. 

“Une démocratie trop bien organisée finit par affaiblir même les mafiosi. Et les milices du peuple aussi.”

Le lecteur découvre des enjeux géopolitiques beaucoup plus complexes et divers que ce que l’on pourrait imaginer au premier abord, des conflits tribaux aux violences des milices armées en passant par les néo-colonialistes et les fanatiques religieux

L’écrivain a su ne pas tomber dans l’écueil de l’exhaustivité universitaire pour laisser place à la littérature. Les termes savants et les obscurs acronymes qu’il mobilise sont parcimonieusement disséminés au fil des pages afin d’éveiller notre curiosité et non pas nous surcharger d’informations dont nous ne saurions que faire. L’équilibre entre la narration romanesque et la documentation historique est intelligemment respecté à la manière de l’auteure américaine Barbara Kingsolver dans son ouvrage Les yeux dans les arbres ancré dans le Congo belge des années 60. 

“Je n’ai jamais revu Cléophas. Il a été tué à l’automne 1972, lors de la tentative d’invasion des exilés obotistes. Il avait toujours détesté Obote et il n’avait aucune foi dans sa capacité à restaurer un régime démocratique en Ouganda.”

La sève du baobab 

Quand Gérard Prunier ne puise pas son inspiration dans les conflits géopolitiques, c’est dans le beau sexe qu’il se plonge. Il faut dire que l’Afrique se trouve au cœur de nombre de fantasmes tabous et incongrus et que la question du regard que portent les africains sur la sexualité est particulièrement intéressante à explorer d’un point de vue littéraire. Il y a naturellement l’omerta et la fascination quasi-religieuse autour de la virginité mais aussi la complexité de l’institution du mariage et de la polygamie. 

“Elle se mit à pleurer, doucement au début et puis plus lourdement, comme une pluie d’orage qui s’amplifiait. Je pris sa main. Elle sanglotait.” 

L’écrivain ne cache pas son attirance et sa vénération frôlant le fétichisme pour la femme africaine mais ses nouvelles n’en laissent pas moins place à de nobles convictions féministes. L’émancipation des femmes africaines, aussi bien sexuelle que politique, est une thématique mise à l’honneur par Gérard Prunier dans son recueil. Car la question du féminisme en Afrique est on ne peut plus reliée à celle du dogmatisme religieux. Qu’il s’agisse des croyances païennes en la sorcellerie ou de la foi en Jésus Christ, la femme est constamment oppressée et ramenée à l’image d’un objet de désir démoniaque. Le mysticisme, loin d’adoucir les mœurs sexuelles africaines, ne fait que renforcer le culte officieux d’une sexualité animale et violente.

Le mysticisme, loin d’adoucir les mœurs sexuelles africaines, ne fait que renforcer le culte officieux d’une sexualité animale et violente

“Je sentais le sol vibrer et se convulser sous moi. Il y avait des craquements violents, des bruits comme de la porcelaine cassée, mêlés à des sortes de renâclements comme venant d’un animal qu’on égorgerait. Le sol de terre battue ondulait et j’avais l’impression de devenir fou.” 

 L’auteur lève parallèlement le voile sur la réalité tangible du terrain, notamment en évoquant le problème des infections sexuellement transmissibles et des mutilations génitales. Mais loin de se résumer à la rencontre des corps, la sexualité dans l’œuvre de Gérard Prunier se traduit également par le regard sensuel que pose le narrateur sur les paysages africains et les éléments qui les composent. Comme une invitation à ne plus faire qu’un avec la terre. 

“Maintenant c’est doux parce qu’il fait frais, c’est la promesse de l’aube, dont on sait bien qu’elle ne sera jamais tenue. Les feuilles frissonnent de bonheur dans la brise légère du matin, une petite transition après la nuit, une hésitation à la porte du four, une douceur timide au bord de la brutalité inévitable qu’il faudra bien accepter plus tard.”

Wazungu en terres africaines 

Né à Neuilly-sur-Seine, yeux bleu gris, peau blanche … Il n’échappe à personne que Gérard Prunier est un wazungu, c’est-à-dire un blanc. La présence du blanc en Afrique, entre stigmatisation et idolâtrie comme conséquence de la colonisation, c’est ce qui intéresse en partie l’auteur dans L’amour est plus dangereux que la mâchoire des crocodiles

“Voilà tout ce qui reste de la colonisation. Il est plus délicat de flinguer un Blanc qu’un Noir et c’est tout. Vous, vous seriez tous morts.”

Le regard que porte le narrateur sur le monde africain est empreint de modestie et d’objectivité. Il ne tente pas de se faire passer pour ce qu’il n’est pas et accepte pleinement de jouer son rôle de wazungu en territoire inconnu. Loin de Gérard Prunier la prétention de saisir l’essence ultime de l’Afrique et encore moins de se prétendre l’âme africaine. Non sans une certaine autodérision, le narrateur se montre à ses lecteurs tantôt adulé comme un demi-dieu porteur de progrès tantôt avili et déshumanisé.

“Les boys avaient en nous une foi indestructible : nous étions blancs, nous étions savants, nous étions adultes, trois caractéristiques qui faisaient de nous quasiment des dieux. Donc, comme tous les dieux, nous nous retrouvions lourdement responsables de nos créatures.” 

Non sans une certaine autodérision, le narrateur se montre à ses lecteurs tantôt adulé comme un demi-dieu porteur de progrès tantôt avili et déshumanisé

 Si certains parviennent à s’intégrer à force d’apprentissage des dialectes locaux ou d’opportunités commerciales juteuses, le blanc demeure une espèce à part qui ne pourra jamais prétendre à faire intégralement partie du continent.

“Tu es un muzungu après tout. Tu nous connais mais tu nous regardes du dehors.”

Là encore Gérard Prunier se penche sur la question du regard que portent les africains sur la femme blanche, certains projetant perversement sur celles-ci leurs pulsions libidinales de vengeance coloniale. 

“Il continuait à venir chez nous pour bavarder, ramasser la presse étrangère et sauter des filles de passage. Sa femme y consentait sans difficulté, ça n’était pas des vraies femmes, juste des wazungu. Faites pour être sautées, pas pour avoir des enfants.”

L’amour est plus dangereux que la mâchoire descrocodiles est en somme un ouvrage à l’essence multiple, à mi-chemin entre l’œuvre littéraire et l’essai géopolitique. À travers ses nouvelles, Gérard Prunier nous ouvre la voie d’une Afrique ô combien riche et complexe que nous retrouverons peut-être au travers d’un futur roman.