S’inspirant d’une bande-dessinée des années quatre-vingts, Bong Joon-ho dépeint de manière esthétique une lutte des classes sur rail, bien loin d’un futur idéal égalitaire.

Premier tome du Transperceneigne, 1984.

Dans son arche, Noë avait-il hiérarchisé les animaux ? Face aux flots du déluge, certains étaient-ils cloîtrés dans les soutes tandis que d’autres se pavanaient dans les étages supérieurs ? La Bible ne le dit pas. Des millénaires plus tard, l’apocalypse guette de nouveau la planète. Un agent refroidissant, le CW7, a été propulsé dans l’atmosphère pour refroidir la température terrestre mais a finalement provoqué une nouvelle ère glaciaire. Le globe est gelé, toute vie est anéantie.

Sauf dans le Transperceneige, le « train aux mille et un wagons qui jamais ne s’arrête » créé par Wilford, un Noë capitaliste des temps modernes. Son train tourne en rond, parcourant un circuit de 438 000 kilomètres sur les cinq continents. Il abrite les derniers survivants de l’espèce humaine : à l’arrière, les pauvres, entassés dans la crasse et la puanteur. A l’avant, les riches et leurs suites confortables. Reprenant l’univers des trois bandes dessinées publiées par Jacques Lob, Jean-Marc Rochette et Benjamin Legrand entre 1984 et 2000, Bong Joon-ho va dépeindre à l’écran une lutte des classes acharnée dans un monde post-apocalyptique.

Classique mais frigorifique lutte des classes

Le cinéaste sud-coréen a découvert la bande-dessinée française par hasard dans une librairie de son pays en 2005. Il la lit d’une traite, debout dans la boutique. Fasciné par son ambiance sombre et morbide, il conserve l’univers du livre mais ne reste pas fidèle à l’histoire inventée par les auteurs français. Alors que le personnage principal du Transperceneige version BD est lancé à corps perdu dans la quête d’un bonheur individualiste, les héros du film se placent davantage dans une dimension de combat collectif. Ensemble il leur faut « prendre le contrôle de la Machine, pour contrôler le monde. »

La Machine roule sans arrêt depuis 17 ans à travers des étendues gelées. Ces blancs paysages, les miséreux ne peuvent pas les admirer puisque les wagons de queue n’ont pas de fenêtres. Sans lumière naturelle, sans hygiène, sans espace, ils survivent malgré tout, approvisionnés en barres gélatineuses par les gardes de Wilford. Ils ont oublié le goût du steak, le visage de leur mère ou la couleur de la terre.

La locomotive brise-glace transporte aussi les derniers nantis de ce monde. Profitant du luxe des voitures de tête, ils vénèrent la Machine et lui attribuent des vertus sacrées. « L’ordre est garanti par la Machine sacrée. Ma place est à l’avant. La vôtre à l’arrière. Restez à votre place ! » hurle aux opprimés une Tilda Swinton méconnaissable, la mâchoire déformée par un dentier. Le précepte utilisé par Wilford et ses troupes pour se maintenir au pouvoir est vieux comme le monde : faire croire aux dominés que la distribution des places dans les wagons est naturelle, donc inamovible.

affrontement
Chris Evans et ses camarades d’infortune face aux troupes armées de Wilford.

Bong Joon-ho va convertir cette histoire somme toute classique, en une belle épopée, mêlant habilement personnages charismatiques, lyrisme, réflexions sur notre monde et esthétisme.

Fuite vers l’avant

17 ans de survie enfermée, c’est long. Trop pour Curtis qui va mener la révolte des queutards, les habitants des wagons de queue. Interprété tout en finesse par Chris Evans, Curtis symbolise le héros-malgré-lui : « Je ne suis pas un leader » répète-t-il à l’envie. Tiraillé par un passé sombre, ses failles le rendent humain et il assume mal la posture de chef que lui accordent ses camarades d’infortune.

Il va pourtant diriger la fuite vers l’avant. Pour cela, il faut passer les portes blindées qui divisent le Transperceneige en autant de compartiments injustes. Curtis et ses compagnons vont donc se rapprocher du cœur de leur arche d’acier, découvrant des wagons potagers, aquarium ou boîte de nuit… L’ombre du patron plane continuellement sur eux. Tel Big Brother, le « W » de Wilford se loge sur toute la carapace du train tandis que les enfants des riches chantent ses louanges à l’école.

Bong Joon-ho nous transporte d’un univers à l’autre en douceur. Jouant sur l’ombre, la lumière et les ralentis, il stylise l’avancée des révoltés autant que celle du train. Le Transperceneige traverse des étendues blanches et gelées où de gigantesques glaçons ont pris la forme de bateaux, d’immeubles ou d’avions… La poudreuse s’envole sous les roues du train, poussière glacée et meurtrière, reine en ce magnifique royaume dévasté.

Le réalisateur sud-coréen réussit donc à esthétiser d’une nouvelle manière un propos vu et revu au cinéma, à savoir la révolte des faibles contre les forts. Il nous interroge aussi sur notre époque et notre division du monde : les humains doivent-ils attendre la quasi extinction de leur civilisation pour entretenir l’ultime espoir d’un monde meilleur ?

Lola Cloutour

  • Le Transperceneige, de Bong Joon-ho. Avec Chris Evans, Tilda Swinton, John Hurt, Jamie Bell… 2013