Dans le cadre du festival Faits D’hiver, la chor égraphe Nadia Vadori-Gauthier a créé une déambulation dansée pour trois interprètes devant les œuvres de la collection permanente du Musée d’Art Moderne de Paris. Une promenade vers un autre regard sur les choses.
Jeu de regards
La superposition de tous ces regards, celui du spectateur, de l’interprète habitée et de l’œuvre, nous ouvre la porte d’une lecture nouvelle
Casques audio vissés sur les oreilles, où l’on entend la création sonore de DJ_Reine, nous commençons une lente course-poursuite d’image et de mouvements. Les trois danseur.euse.s, Margaux Amoros, Anna Carraud et Liam Warrem, nous accompagnent dans un voyage sensoriel qui réinvente, ou tout du moins requestionne, notre regard.
A se déplacer en petit groupe, pour suivre les artistes qui filent d’un tableau à un autre, d’une salle à l’autre, nos regards curieux se croisent. La grande proximité de tous ces corps finit par nous obliger, malgré nous, à nous observer. Nous avons conscience de notre état de spectateur, beaucoup plus que dans une salle de spectacle où tout nous oblige à nous oublier les uns les autres. Nous nous sentons un peu perdu.e.s, un peu ravi.e.s souvent troublé.e.s.
Les regards des danseur.euse.s sont en effet troublants de vertiges. Tout particulièrement celui de Margaux Amoros, où ses yeux comme deux traits de fusain, vibrent et nous happent. Derrière ses paupières mis closes et brumeuses, se cachent une fièvre et une ivresse créative. Le trouble est plus fort encore, lorsqu’elle se pose immobile à côté de la Femme aux yeux bleus d’Amedeo Modigliani. Elle semble comme sa sœur, son évasion ou sa plainte. La superposition de tous ces regards, celui du spectateur, de l’interprète habitée et de l’œuvre, nous ouvre la porte d’une lecture nouvelle.
Faire danser les tableaux
Plus puissant qu’un cartel explicatif, la danse est une réelle mise en lumière de ce qui se joue en terme de couleur, de mouvement, de matière et de texture
La finesse de la chorégraphie réside dans une très grande justesse à capter l’essence des peintures et sculptures. Le geste semble s’extraire tout droit de la matière plastique et se propager dans le corps des danseur.euse.s qui lui rendent joliment hommage. Cela créée une forte atmosphère esthétique, très accessible, où les spectateur.ice.s peuvent très facilement se raccrocher aux tableaux, certainement plus facilement encore que s’ils s’étaient retrouvé.e.s seul.e.s devant. Plus puissant qu’un cartel explicatif, la danse est une réelle mise en lumière de ce qui se joue en terme de couleur, de mouvement, de matière et de texture.
Ce bain esthétique créée une envie presque frénétique auprès des spectateur.ice.s qui veulent continuellement prendre l’ensemble en photo, iels sont alors gentiment rappelé.e.s à l’ordre et la prérogative de vivre l’instant présent à simplement éprouver le beau plutôt que de vouloir le collectionner.
Un des temps forts de cette danse comme une caisse de résonance esthétique est devant le tableau de Nathalie Gontcharova “Deux femmes espagnoles”. Les danseuses Margaux Amoros et Anna Carraud, poussent l’interprétation plus loin encore, et ne se contentent pas d’incarner ces femmes espagnoles, mais de les laisser vivre un instant un amour un peu plus expressif que va au-delà de leur étreinte accrochée, mais plonge tout droit dans un monde de fantasme.
Anticiper le mouvement
Le ping-pong de regards entre le mouvement et la matière, nous pousse à nous interroger sur la nature de la prochaine danse
Le ping-pong de regards entre le mouvement et la matière, nous pousse à nous interroger sur la nature de la prochaine danse. Et de façon plus pragmatique, anticiper également où viendra se poser le corps des danseur.euse.s afin de ne pas les gêner dans leur chorégraphie ininterrompue. Cette mise à mal des espaces traditionnels de la performance, Nadia Vadori-Gauthier en à fait son étendard avec son projet de résistance poétique : une minute de danse par jour. Depuis l’attentat de janvier 2015 à Charlie Hebdo, l’artiste danse tous les jours une minute et quelque, “dans les états et les lieux dans lesquels [elle se] trouve, et poste la danse en ligne le jour même sur internet ou les réseaux sociaux. [elle] danse à l’extérieur ou à l’intérieur, dans des espaces publics ou privés, seule ou avec d’autres, des inconnus ou des amis.” Ainsi sa chorégraphie est emprunte de cet engagement de proximité, de pied d’égalité entre spectateur.ice.s, danseur.euse.s et œuvre d’art.
Cependant, la réalité pragmatique peut parfois reprendre le dessus, et les 70 minutes de performance qui se transforment en 1h40, finissent par froisser un peu l’instant. On regrette de ne pas avoir posé ses affaires au vestiaire, on s’inquiète d’abîmer une œuvre avec son sac à dos. On est sur le qui vive fatiguant de l’instant à avoir conscience de l’espace autour de soi, de la danse, des autres.
A force, on finit presque par trop anticiper le mouvement. Cette danse aquatique et fluide manque à se réinventer, malgré les traversées dans de nouvelles salles, pleine de nouvelles matières et tableaux.
Il nous faudra beaucoup d’amour recompose notre regard que l’on pose sur les œuvres, et nous entraîne dans une promenade esthétique ludique mais un peu trop gourmande.