Fidèle à son goût de l’absurde et des situations ubuesques, Quentin Dupieux revient avec Incroyable, mais vrai, film grinçant dans lequel la vie banale d’un couple sans histoire est inquiétée par une étrange faille spatio-temporelle… Derrière les situations rocambolesques et les dialogues drolatiques, émerge une réflexion tragique sur l’existence et le temps qui passe.
Incroyable, mais vrai, tout débute par l’achat d’une nouvelle maison. Alain et Marie (Alain Chabat et Léa Drucker) se voient proposer une grande bâtisse dont le « clou » – selon les dires de l’agent immobilier – réside dans une petite trappe installée dans la cave. Cette mystérieuse trappe ouvre sur un tunnel qui permet un saut temporel de 12 heures et rajeunit celui qui l’emprunte de trois jours. D’abord sceptiques, Alain et Marie finissent par acheter la maison. Se déploie à partir de là un engrenage insidieux : Alain, de nature placide et flegmatique, se désintéresse très vite de l’étrange trou, et de sa faille spatio-temporelle. Mais Marie, voyant les années défiler, trouve dans cette bizarrerie le moyen de rajeunir et voit par là une possibilité de devenir ce qu’elle aurait toujours voulu être : un top-modèle.
La subtilité d’Incroyable, mais vrai n’est donc pas de camper des situations totalement loufoques – comme Dupieux sait pourtant parfaitement le faire – mais d’introduire dans un quotidien parfaitement banal un élément perturbateur qui vient peu à peu dégrader la régularité du réel et sa paisible cohérence. La bizarrerie du film est construite en miroir : au premier couple formé par Alain et Marie, répond celui formé par Jeanne et Gérard (Anaïs Demoustier et Benoît Magimel). Si les premiers cachent avec force l’existence de cette trappe dans leur maison, Gérard est en revanche très fier d’annoncer qu’il s’est fait modifier le membre viril – on se gardera d’en dire plus.
À partir de ces simples éléments, Quentin Dupieux organise, pour ainsi dire, la désorganisation du réel. Cette faille spatio-temporelle, et ce bouleversement de la structure du temps, sont symboliquement mis en scène à travers le montage déstructuré du film, instaurant des coupes dans les scènes de dialogue au moment précis où une information cruciale va être livrée. Par conséquent, Incroyable, mais vrai ménage de nombreux effets de surprise, notamment dans sa première partie, où le film progresse littéralement par « sauts temporels ». Alain et Marie finissent ainsi par vivre littéralement dans deux temporalités différentes, produisant un comique de situation où Alain téléphone à son épouse pour lui demander s’ils se verront bien le lendemain. Incroyable, mais vrai parvient ainsi à rendre presque parfaitement crédible une situation au départ complètement loufoque ; le rire émane en ce sens du sérieux avec lequel les personnages se trouvent lentement happés par une spirale absurde.
La satire et le grincement
Le film prend des airs de satire sociale
Telle une mécanique bien huilée, le film de Quentin Dupieux orchestre magistralement la dégradation des situations d’Alain et Marie d’une part, et de Jeanne et Gérard d’autre part. Pour ce dernier, sa fierté virile se trouve bientôt mise à mal par un souci d’ordre technique. Jeanne, de son côté ne met pas beaucoup de temps à retrouver un mâle bien plus « opérationnel » que son Gérard. Alain voit de son côté Marie sombrer toujours plus dans la folie, à tel point qu’elle passe le plus clair de son temps à faire des aller-retour dans le tunnel. Le film prend ainsi des airs de satire sociale, mettant en scène ces deux couples de quadragénaires, au mieux égoïstes et autocentrés, au pire passablement beauf, et empêtré dans des considérations purement matérielles – la préoccupation de Gérard pour son membre allant de pair avec sa passion goguenarde pour les voitures puissantes. Pour la première fois dans le cinéma de Quentin Dupieux, le rire n’émane plus uniquement d’un comique de l’absurde, mais se fait plus mordant lorsqu’il vire à la satire sociale envers ces bourgeois néo-beaufs empâtés et imbéciles.
Dans une seconde partie, le film s’accélère pour présenter la lente descente aux enfers de ces deux couples, allant de disputes en échecs. Marie rajeunit – du moins en surface – et elle retrouve peu à peu les traits angéliques d’une adolescente de quatorze ans, alors que les cheveux blancs se font plus nombreux sur la tête d’Alain. Refusant toute dimension moralisatrice, Dupieux présente dans un condensé de scènes, ironiquement accompagnées d’une musique chantante et enfantine, les conséquences de l’incurie de ces deux couples. Alain a beau dissuader Marie d’emprunter continuellement le tunnel, rien n’y fait. Avec Incroyable, mais vrai, la comédie se fait donc plus grinçante, et retrouve en ce sens le sillon du Daim (2019) : ce n’est pas le film qui est en lui-même fou – ou du moins pas complètement – mais ce sont plutôt les personnages qui se dégradent psychologiquement face à une situation qui semble inexorablement les entraîner vers l’irréparable.
De l’absurde au tragique
Dès lors, si on rit souvent face à ce dernier opus du prolifique Quentin Dupieux, c’est un rire souvent mâtiné d’un certain malaise face à ces personnages tragiquement drôles, et comiques malgré eux. À ce titre, Incroyable, mais vrai se révèle comme un film sur la vanité et l’hybris des êtres – dont Marie, obnubilée par sa quête d’immortalité, est un exemple édifiant –, et sur la bêtise que cela induit. Peut-être moins fous que bêtes, les personnages du film livrent par leurs obsessions maladives un tableau angoissé d’une existence qui finit par se réduire à des chimères inatteignables – l’immortalité – ou à des pulsions élémentaires. Symbole de ce retour aux premiers stades pulsionnels, le trou de la cave d’Alain et Marie répond au sexe modifié de Gérard : si l’un conduit bien plus à la folie qu’à la jouissance, l’autre se montrera rapidement dysfonctionnel, ou ravalé au statut d’un jouet puéril et ridicule.
Peut-être moins fous que bêtes, les personnages du film livrent un tableau angoissé de l’existence
Incroyable, mais vrai est donc une comédie fondée sur une situation tragique qui ne dit pas son nom : tragédie d’hommes et de femmes qui croient pouvoir vaincre le fatidique écoulement du temps, et l’inéluctable affaiblissement du corps. Les personnages de Dupieux deviennent en ce sens des pantins aux prises avec un destin qu’ils veulent tant bien que mal influencer. Tout concourt, dans ce film, à donner un sentiment d’irréalité latent, comme si une force invisible se refermait lentement sur les protagonistes – la tragédie est à l’œuvre. Les derniers plans du film, présentant Marie aux traits enfantins à côté d’Alain sexagénaire, font sourire dans un dernier rictus plus triste qu’amusé. Le film se clôt alors sur un plan où Marie s’ouvre la main pour en voir sortir des insectes – la jeunesse extérieure avidement conquise a parallèlement entraîné un pourrissement intérieur. C’est l’âme de ces personnages abêtis qui se trouve in fine gangrénée par leurs lubies absurdes. Référence flagrante au plan d’Un chien andalou de Buñuel, le film de Dupieux livre dans son dernier moment sa clef, à la fois surréaliste et tragique : dernière grimace de ces personnages ridicules. Le cinéma de Quentin Dupieux s’ouvre, derrière un franc éclat de rire, sur la profondeur métaphysique du tragique.
- Incroyable, mais vrai, de Quentin Dupieux, avec Alain Chabat, Léa Drucker, Anaïs Demoustier et Benoît Magimel. En salles depuis le 15 juin 2022.