Avec son roman-poème Soleil à coudre publié aux éditions Actes Sud, Jean d’Amérique confirme son ambition d’assurer la relève de la littérature haïtienne. Lauréat du prix du premier roman 2021 de la Société des gens de lettres et du prix Montluc Résistance et liberté cette année, Soleil à coudre consacre l’avènement d’un écrivain touché par la grâce.
L’Épopée de la grande nuit haïtienne
Soleil à coudre, un roman ? Jean d’Amérique se définit pourtant en premier lieu comme un poète, puis en dramaturge dans un second temps. Sa plume relève en effet plus de la poésie que du genre romanesque tant elle rayonne de beauté et de musicalité. Soleil à coudre est une œuvre que l’on a envie de lire à haute voix, quasiment de déclamer … Ses personnages attachants aux noms fantastiques semblent tout droit sortis d’un conte baroque : Fleur d’Orange, L’Ange du Métal, Tête Fêlée … Ce que nous propose Jean d’Amérique est un véritable trésor littéraire, une épopée poétique contemporaine qui nous rappelle les chants de l’amour courtois du Moyen Âge. Certaines phrases s’étalent donc sans étonnement sur plus d’une page, confirmant cette oralité chère à Jean d’Amérique qui est féru de théâtre, lauréat du Prix Théâtre RFI 2021 et du Prix Jacques-Scherer de cette année avec son Opéra Poussière. De quoi nous rappeler notre cher Maïakovski qui en tant que grand passionné de théâtre écrivait dans cette même verve des poèmes à déclamer avec fougue !
« Maintenant tu es partie et je vois toute l’alchimie filer dans ton corps. Je vois aller et venir les saisons, toutes incrustées de fiel, elles pleurent l’absence de ta bouche, de ton corps. Moi, métal aux mains courtes, je regarde couler la lumière au loin. »
En matière de poésie engagée, Soleil à coudre ne manque pas à l’appel. Si la plume de Jean d’Amérique est précieuse, elle n’en est pas moins actuelle : hommage aux rappeurs Tupac et Kendrick Lamar, critique virulente de la corruption de l’Etat et descriptions poignantes de manifestations … L’on espère de Soleil à coudre qu’il trouvera tôt ou tard un écho auprès des jeunes générations françaises tant la question des violences policières et de la corruption du pouvoir est loin de leur être étrangère.
« Tout se lit sur ces visages armés de rage et d’espoir, d’où s’élèvent des voix qui s’épaississent de plus en plus. »
Le corps et l’âme
Le corps humain et ses méandres sont mis à l’honneur tout au long de l’ouvrage, principalement sous une perspective féministe avec la glorification du beau sexe et l’exploration précoce d’une sexualité lesbienne dans une société où les rapports hétérosexuels se traduisent bien trop souvent par des relations tarifées, quand il ne s’agit pas de viols. Jean d’Amérique rend à ces femmes soumises au joug du trottoir leurs lettres de noblesse.
« Fleur d’Orange menait sa danse toujours loin de la scène, s’écartait de la place pour camoufler ses activités, comme si elle avait quelque chose à préserver, une étincelle qu’elle s’interdisait de suspendre à son visage. »
Il va sans dire que la misère et la violence gangrènent l’île, comme l’exposent déjà les journaux télévisés. Jean d’Amérique ne cherche pas à sublimer cette réalité-là. Toutefois, il s’intéresse à ce que l’île d’Haïti cache en son sein, à savoir la grâce et la pureté que ses habitants terrent au plus profond d’eux-mêmes. L’auteur cherche ainsi à sonder l’âme des haïtiens, ce qui fait de lui un écrivain à part entière et, de surcroît, un humaniste convaincu. Si l’horreur et la cruauté sont omniprésentes, le lecteur n’est pas amené pour autant à éprouver de la haine envers ceux qui perpétuent inconsciemment le mal. Soleil à coudre est a contrario une noble invitation à prendre de la hauteur pour tourner en dérision les vengeances illusoires et pour s’allier face à l’ennemi commun, celui dont on ne prononce pas le nom …
« L’homme se perd à soulever ses abîmes, se noie à toucher ses monts, coud son délire dans un rayon obscur, égare son éclat à se chercher dans un azur jonché d’opacité. »
L’enfance perdue
En parallèle de ce réalisme se tisse un motif onirique dont l’importance n’est pas des moindres. En effet, à Haïti, il n’est pas rare que la vie rêvée prenne le dessus sur la vie réelle. Le rêve est une échappatoire de première nécessité pour faire face au cauchemar éveillé. L’espoir anime les protagonistes jusqu’au bout de la grande nuit. En les faisant s’accrocher à un bout d’irréel pour ne pas sombrer définitivement dans la désillusion, l’auteur donne raison au dicton populaire « l’espoir fait vivre”.
« L’au-delà chante et chante encore par delà mes cris d’envol, lourd requiem que martèle la vie à l’orée de mes rêves, à l’embouchure de mes jours. »
Espérer, rêver … Une manière pour les protagonistes de maintenir en vie la mémoire de leur enfant intérieur. Si l’héroïne est seulement âgée de douze ans, les adultes qui l’entourent sont encore plus démunis qu’elle dans leur désespoir. La mère et le père ne sont autres que d’éternels enfants devenus des adultes orphelins et désorientés. Jean d’Amérique nous invite à repenser le lien qui rattache la vulnérabilité à l’enfance pour l’étendre à l’ensemble du spectre de la vie humaine. L’héroïne se fait adulte en plaidant pour son droit de vivre. Les adultes se font enfants en camouflant leur vulnérabilité. Comme sur l’île de Peter Pan, le temps est arrêté dans cette société où l’insouciance de l’enfance et le passage à l’âge adulte ne veulent plus dire grand-chose. Reste la vie, et la mort.
« Le temps se ronge, entremêle les fils au lieu de les tisser.»