Joséphine Tassy vient de publier son premier roman, L’Indésir, aux éditions de l’Iconoclaste. En rentrant de boîte de nuit, Nuria apprend que sa mère est morte. Avec Abel, rencontré lors de la soirée, elle part à la rencontre de drôles d’individus qui l’ont connue. Dans ce premier roman, Joséphine Tassy explore avec une grande finesse ce sentiment d’indifférence face au monde qu’elle nomme l’indésir.
Zone Critique : Quel a été votre cheminement pour construire l’histoire de L’Indésir ? Est-ce une exploration du thème du désir ? Comment le titre est-il venu ?
Joséphine Tassy : Au départ, il y avait la disparition de quelqu’un qui aurait dû nous aimer. Que fait-on du deuil quand on n’est pas sûr d’avoir aimé ? Mon héroïne, Nuria, se retrouve confrontée à la mort de sa mère et rencontre toute une galerie de personnages qui permettent d’explorer les différentes façons d’aimer : l’amour fraternel, l’amour amoureux, les amis, vieux et jeunes. J’ai commencé à écrire, mais le monologue intérieur de Nuria était statique et triste. Son “indésir” bloquait l’histoire. Abel est apparu à ce moment-là, pour créer un dialogue.
J’ai d’abord écrit une très grande partie du roman avant de réfléchir au titre. Quand l’histoire m’a emmenée au-delà des premiers thèmes évidents – le deuil, l’absence, l’abandon -, j’ai atteint un point de bascule : j’ai compris que j’écrivais moins un livre sur le deuil que sur notre façon d’aimer, de désirer… La notion de désir m’intéressait dans sa dimension philosophique. J’ai choisi de la renverser en “indésir”, ce mouvement qui affecte tous les personnages du roman.
C’est la rencontre d’Abel et Nuria qui fait avancer le récit ? Cette histoire d’amour ?
La rencontre entre Abel et Nuria n’est pas une histoire d’amour, ils se connaissent à peine. Je souhaitais justement explorer le désir autrement : pas seulement comme désir sexuel, mais en le faisant glisser vers quelque chose de plus spirituel. Je voulais décrire les prémices du désir, bien avant l’amour.
L’histoire d’amour est un lieu commun de la quête de soi et du roman d’apprentissage. Ce n’est pas ce qui m’intéressait : Abel joue le rôle du guide spirituel à la limite, pas de l’amoureux. Je ne pense pas que Nuria soit capable de tomber amoureuse ; dans cette histoire, elle fait un premier pas vers le monde, il lui en faudrait bien d’autres pour être capable de se projeter en quelqu’un au point d’être sincèrement amoureuse.
Le deuil de la mère met en lumière l’absence de modèle féminin pour Nuria. Les personnages féminins excentriques représentent des archétypes ?
Je voulais décrire les prémices du désir, pas de l’amour.
En commençant à écrire, j’avais en tête des archétypes : la femme fatale, le vieux pervers, l’amoureux transi… J’ai voulu les pousser à l’extrême, la femme fatale est rousse, danseuse, on la rencontre dans un théâtre ; le vieux pervers est laid… Chaque chapitre débute par l’introduction d’un de ces personnages archétypaux à travers les yeux de Nuria, en créant une première impression très intense. Je me suis toujours demandé comment les gens deviennent de tels clichés. Quel enchaînement de petites décisions nous enferment dans ces existences caricaturales ? Répondre à cette question m’a permis de donner corps aux personnages, de comprendre leurs chemins, leurs histoires, et de leur apporter assez de nuance pour les rendre vivants.
Ce qui m’intéresse, c’est de montrer qu’on ne fait que mettre nos propres perceptions, notre propre construction psychique dans les événements que l’on vit.
La question de la construction de soi ne concerne pas que Nuria, mais tous les personnages. Et tous se définissent dans leur rapport avec cette figure manquante, cette mère qui est morte.
Quelles sont vos inspirations ?
Mes inspirations directes sont celles citées à la fin du livre : Blanche, Camus, Spinoza, Aragon et Elsa… Je dirais que les personnages qui m’intéressent le plus en littérature sont ceux qui y sont rarement représentés. Des hommes gentils, doux, et des femmes intelligentes, étranges, intéressées par leur intériorité – celles qu’on dit égoïstes ou méchantes ! Mais les qualifierait-on ainsi si elles étaient des hommes ? J’aime les personnages de femmes complexes, contradictoires, comme Blanche dans Untramway nommé Désir. Je pense aussi à la Bâtarde de Violette Leduc, ou à Clarice Lispector et sa manière d’aborder l’intériorité d’une femme. J’ai découvert ses livres récemment, et elle donne un nouveau souffle à ma pensée. Dans La passion selon GH, la narratrice se pose des questions existentielles d’une façon novatrice, brillante. Ce ne sont pas les questions que le masculin définirait comme essentielles. Ce ne sont pas des réflexions théoriques sur l’ordonnancement du monde, mais des interrogations sur l’amour, les relations aux autres, le souvenir, les sentiments… pour moi, ce sont les vraies questions, celles qui méritent d’être posées en littérature.
Je suis également très inspirée par la poésie américaine qui s’autorise à aborder des thèmes triviaux, sans académisme formel, par exemple les poèmes d’Allen Ginsberg.
De fait, la forme de l’Indésir est très libre.
Le récit à la première personne est un mensonge : personne ne pense comme dans un roman. J’ai voulu traduire l’intériorité de Nuria et sa manière de percevoir le monde, comme seule la poésie le permet. Je voulais partager son flux de pensée, sa façon de percevoir ce qui lui arrive et d’être parfois dépassée, à travers des morceaux de phrases non maîtrisés qui sont comme des pensées parasites, sorties sous forme de vers. Les blancs, les vers… ces prises de liberté formelles peuvent déstabiliser, mais un langage neuf et contemporain est nécessaire à l’exploration de nos façons contemporaines de vivre et d’aimer. Je ne veux pas être enfermée dans une littérature académique.
À vos yeux, désir et littérature sont-ils liés ?
Je ne crois pas. J’ai vécu différents états de désir et d’indésir, et j’ai toujours écrit ! Tout dépend de la manière dont on voit l’écriture : pour moi, c’est une façon de recevoir ce qui m’arrive, c’est un mode de vie. Je ne crois pas qu’il y ait de désir au départ de toute création ; j’écris toujours, que les choses soient heureuses, malheureuses, intéressantes ou non. Et puis, l’écriture, malgré sa capacité à faire réfléchir sur le réel, est avant tout un état de contemplation.
- Joséphine Tassy, L’Indésir, L’Iconoclaste, 2023.
Crédit photo : Portrait de Josephine Tassy 22/02/2023 ©Celine NIESZAWER/Leextra Josephine TASSY