En 1956, John Ford signe La Prisonnière du désert, western fidèle aux codes du genre, mais singulier par sa forme empreinte de lyrisme, et son ton étonnamment anti-manichéen. Quatre ans plus tôt, le maître du classicisme hollywoodien décrochait son quatrième Oscar – record rarement atteint dans l’histoire de l’Académie – avec L’Homme tranquille. Dans son costume un peu trop ajusté, Wayne a vieilli et les deux John mettront bientôt le point final de leur légendaire collaboration avec La Taverne de l’Irlandais (1963), ode à leurs racines gaéliques. Auparavant, le Pygmalion et son modèle donnent naissance à ce western qui, loin de se limiter au registre auquel il appartient, ouvre de nombreuses pistes d’analyses. Décryptage des plus prégnantes à l’occasion de la séance spéciale de La Prisonnière du désert en version restaurée, présentée par nos confrères de La Septième Obsession, à la Filmothèque du Quartier Latin de Paris.
« Texas, 1868 ». Le carton d’ouverture pose le contexte historique d’une nation alors en proie à la violence, qui tente de trouver un équilibre sur les braises fumantes d’un conflit fratricide, ayant opposé Unionistes et Confédérés. Faisant partie de la seconde catégorie, Ethan est animé par un désir de vengeance si fort, qu’on ne sait pas s’il veut retrouver Debbie ou se retrouver lui-même, comme le suggèrent nos confrères de La Septième Obsession, en évoquant l’affiliation du film au “revenge movie”. Comme dans les 17 autres films qu’ils tourneront ensemble, le rôle-titre revient à John Wayne tandis que, derrière la caméra, Ford continue de façonner la figure du lonesome cowboy. Un personnage archétypal, qui prend ici les traits d’Ethan Edwards, vétéran bourru de la guerre de Sécession, lancé dans une houleuse épopée en territoire Comanche, pour retrouver la ‘prisonnière du désert’ du titre, Natalie Wood. Trois ans après la fin de la guerre civile, l’ennemi commun est l’Indien natif d’Amérique, et c’est à son encontre que le soldat esseulé concentre sa rancœur. Pour autant, a contrario du patriotisme aveugle véhiculé par ses premières œuvres, Ford fait de son protagoniste un être trouble, auquel il est difficile de s’identifier et exempt de l’héroïsme auquel Wayne a habitué son public.
Western sous influence
Le postulat de départ de La Prisonnière du désert est simple et sans grande originalité : La famille d’Ethan a été décimée pour une tribu d’Indiens scalpeurs de Texans, qui ont emporté avec eux la benjamine, âgée d’une dizaine d’années. L’oncle Ethan et le frère adoptif de l’enfant (Martin alias Jeffrey Hunter) deviennent alors The Searchers, le titre du film en version originale. Jusque-là, le cadre du western décrit dans le roman éponyme d’Alan Le May, dont est adapté le scénario, est respecté à la lettre. Pourtant, John Ford profite de chaque ressort narratif ou stylistique pour se détacher de ce genre qu’il connaît si bien et qu’il entend revisiter avec ce film. La composition de plan, travaillée à la manière d’un tableau, renvoie à la beauté et à la sauvagerie des paysages, en ancrant le film dans une veine contemplative. La scène de l’enlèvement rappelle, quant à elle, le registre horrifique ; avec l’ombre de l’assaillant portée sur le petit corps tétanisé de Debbie. Enfin, l’accompagnement musical, au rythme des tambours de la mort, renforce le suspense dramatique de ce western qui, par sa tonalité fataliste, et sa thématique de la malédiction filiale, fait aussi penser à la mythologie du péplum.
Enfin, l’accompagnement musical, au rythme des tambours de la mort, renforce le suspense dramatique de ce western qui, par sa tonalité fataliste, et sa thématique de la malédiction filiale, fait aussi penser à la mythologie du péplum
Le prisonnier du désert
Le véritable prisonnier du film n’est pas tant le personnage de Debbie – qu’on voit, du reste, très peu – mais Ethan, aux prises avec un sentiment de haine irraisonnée, qui l’isole des autres et l’enferme dans sa propre solitude. Cette prison psychique est symbolisée par un enfermement latent. Tantôt l’immensité du désert devient un huis-clos oppressant, car dépourvu de repères, tantôt, la claustration est induite par le cadre dans le cadre, procédé éprouvé mais magistralement employé ici. Les encadrements de porte font ainsi de chaque plan la toile d’un avenir incertain, que les personnages contemplent en tournant le dos au spectateur. Une perspective qui évolue au fil de la progression narrative. Lors de la mise en place du récit, Ethan est rarement filmé en plan rapproché. Encore mystérieux aux yeux du spectateur, il apparaît souvent en plan italien ou de dos, avant que la caméra ne s’attarde, pour capter son regard avec des plans serrés sur son visage. On perçoit alors mieux ses émotions, sous la carapace qu’il arborait dans la première partie du film et qui tend à progressivement se fissurer.
Pouvant paraître anecdotique, le chapeau de cowboy a aussi son rôle à jouer dans la construction des différents personnages. Noir comme son âme, le Stetson d’Ethan l’identifie d’emblée comme un personnage ayant une part de négativité, comme en témoigne son entrée pour le moins électrique, dans le ranch familial, au début du film. Fidèle complice des deux John, Ward Bond a collaboré 19 fois avec Ford, dépassant le record de Wayne d’un film. Acteur secondaire de premier plan, il ne s’est jamais cantonné à la place du faire-valoir et se glisse avec délice dans un rôle taillé pour lui, celui du révérend-capitaine Clayton. Un personnage aussi haut en couleur que le haut-de-forme usé qu’il porte nonchalamment. Au Far West comme dans le reste de la société de l’époque, le couvre-chef en dit long sur celui qui le porte et, qu’on soit un cowboy ou un desperado, il est au moins aussi important que le colt porté à la ceinture ou le bandana noué autour du cou. Une caractéristique glissée avec humour dans la séquence du mariage, où la bagarre improvisée entre Martin et son remplaçant est précédée d’un geste fair-play de sa part, puisqu’il veille à protéger le chapeau de son adversaire en le retenant avant qu’il ne touche la poussière.
Autant de facettes d’un film qui, bien qu’il réserve son lot de batailles cowboys vs. Indiens à dos de Mustangs, ne se résume pas à un film d’action comme il en existe tant d’autres, dans le décor du Palo Duro Canyon post-guerre de Sécession. Portant la patte de John Ford, il a permis au maestro du western de sortir des sentiers battus, qu’il avait lui-même tracés au gré d’une filmographie longtemps restée l’apanage de l’héroïsme patriotique propre à ce genre ô combien américain. Si La Prisonnière du désert est l’une des œuvres les plus personnelles de Ford, elle est aussi l’occasion pour Ward Bond et John Wayne de se donner la réplique, en laissant transparaître une alchimie dont les cinéphiles se régaleront. Cheveux blanchis par les années et ses nombreuses collaborations avec Ford, Bond est plus touchant que jamais lorsqu’il regarde Wayne, qui gagne quant à lui en intensité en campant l’ambivalent Ethan Edwards, cowboy aux pieds d’argile, préférant faire cavalier seul plutôt que de s’ouvrir au monde.
- La Prisonnière du désert de John Ford, avec John Wayne, Jeff Hunter, Ward Bond
Coline Feldmann