Avec Extinction, Julien Gosselin offre aux festivaliers d’Avignon cinq heures d’effondrement filmé en direct. Un spectacle conçu comme un tournage à la dramaturgie habile mais qui nous enferme dans une 2D froide et cauchemardesque.

Plateau de tournage  

21h30. Le public, docile, patiente dans la cour arborée du Lycée Saint-Joseph. Derrière une imposante porte, on entend les rythmes réguliers d’une musique électronique crépusculaire qui enfle. Nous sommes invités à pénétrer dans l’arène et à aller « danser sur scène », le bar est ouvert. Aux platines, deux DJs s’activent pour faire monter la sauce façon berlinoise. Le décor est planté, la rave bat son plein. Action. Caméra à l’épaule, on suit une jeune femme que l’on devine être le personnage principal d’Extinction, l’œuvre de Thomas Bernhard – féminisé pour l’occasion. Nous sommes dans la Rome d’aujourd’hui et la terrible nouvelle va bientôt s’abattre sur elle.

Nous sommes invités à pénétrer dans l’arène et à aller « danser sur scène », le bar est ouvert.

Soudain, nous voilà hors champs. L’héroïne s’entretient backstage avec sa compagne, nous offrant une première expérience de live retransmis sur grand écran. On connait ce procédé signature du metteur en scène. Mais sur le plateau, les figurants s’arrêtent de danser – il sont comme subjugués par le film qui vient casser la transe. Les deux actrices reviennent sur scène. Ouf, la fête peut continuer. De la limite de l’immersif.

Depuis ma place de « voyeuse », je regarde le ballet des caméramen, qui deviennent les principaux acteurs de ce studio de tournage. Ils courent d’un bout à l’autre du plateau, artisans de l’image – matière première de ce théâtre où l’on cache les comédiens pour mieux les révéler à l’écran. Deuxième partie. Nous voilà dans une « maison des secrets » sans confessionnal où les dialogues séducteurs de Schnitzler s’épanouissent dans des plans trop flatteurs. Spectacle emboité dans un décor de poupée, la Vienne décadente de La Ronde se déploie en deux dimensions, binaire. Quelques scènes à vue viennent offrir un répit aux cous fatigués qui se tordent pour regarder l’écran. Inutile de chercher à se divertir l’œil. En dehors de celui de la caméra, tous les autres angles sont morts.

La fin d’un monde

Heureusement, il y a le texte. En version bilingue. Pour ce spectacle Julien Gosselin a fait le choix de s’associer avec des comédiens et des comédiennes du théâtre de la Volksbühne de Berlin. Dans le texte donc, on découvre Extinction (Auslöschung) projet anti-autobiographique de Thomas Bernhard sous-titré Un effondrement qui fut publié en 1986. Comme témoigne l’indétermination de ce second titre, la tragédie qui frappe le sujet du roman a beau être intime, elle est traitée de manière impersonnelle. En réalité, elle sert même de prétexte à l’auteur pour régler ses comptes avec l’Autriche du début du siècle, celle qui a conduit son peuple au nazisme.

À ce titre, le texte de Schnitzler mis en scène comme un spectacle dans le spectacle – auquel assiste l’héroïne d’Extinction assise dans les gradins – est particulièrement habile. La Ronde, écrite en 1897, rassemble dix dialogues entre des couples d’hommes et de femmes qui ont des relations sexuelles. Censurée en 1904, son auteur écrit à son propos : « De tout l’hiver je n’ai écrit qu’une suite de scènes parfaitement impubliables et sans grande portée littéraire, mais qui, si on l’exhume dans quelques centaines d’années, jettera sans doute un jour singulier sur certains aspects de notre civilisation. » Le voilà doublement exaucé. Hasard notable, Thomas Bernhard nait en 1931, année de la mort de Schnitzler. Le sujet de Bernhardien serait-il le légataire universel de cette mémoire salie, ce domaine de Wolffsegg dont hérite l’héroïne d’Extinction, et qu’elle cherche à détruire en vain ?

Le sujet de Bernhardien serait-il le légataire universel de cette mémoire salie, ce domaine de Wolffsegg dont hérite l’héroïne d’Extinction, et qu’elle cherche à détruire en vain ?

Reste à comprendre le choix de féminiser le personnage principal, né d’un constat étonnamment généraliste du metteur en scène : « Beaucoup de jeunes femmes sont aujourd’hui dans un refus qu’elles expriment avec vitalité : ce glissement d’un narrateur masculin vers une actrice m’a paru d’emblée évident. Une femme pour tout brûler, tout éteindre, afin que quelque chose apparaisse. » Un peu rapide, cette explication me laisse songeuse. La beauté de ce sujet réside, me semble-t-il, justement dans son indétermination.

Destruction de la théâtralité 

Extinction peut se lire comme la personnification, l’essence de ce que Walter Benjamin a nommé le caractère destructeur dans une tentative échouée d’esthétisation de la barbarie fasciste : « Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine. Le caractère destructeur possède la conscience de l’homme historique, son impulsion fondamentale est une méfiance insurmontable à l’égard du cours des choses, et l’empressement à constater à chaque instant que tout peut mal tourner. De ce fait, le caractère destructeur est la fiabilité même. » Fiabilité de l’échec et du suicide que l’on retrouve dans la dernière scène de la Ronde, une danse nostalgique, cruelle et grinçante filmée à l’analogique particulièrement réussie dans ce spectacle.

« Ce spectacle s’est organisé vers l’extinction de sa propre théâtralité, avec la seule présence d’une femme. »

Comme emporté par cette fièvre destructrice, Julien Gosselin décide dans la troisième partie d’éteindre toute théâtralité, de mutiler son art. Comme si le théâtre malade devait lui aussi être « englouti » comme on peut le lire dans une interview du metteur en scène : « Troupe, technique, image, sons : il s’agit d’aller vers la disparition du paysage pour atteindre l’humain seul, et par là même la pure présence de la littérature (…) Ce spectacle s’est organisé vers l’extinction de sa propre théâtralité, avec la seule présence d’une femme. » Toutefois, le caractère destructeur tel que défini par Walter Benjamin veut « faire de la place », il veut « déblayer ». Dès lors est-il légitime de remplacer la théâtralité par une saturation d’images qui lobotomise et éteint l’imaginaire des spectateurs et spectatrices ? L’organisation du nouveau monde théâtral qu’appelle cette Apocalypse peut-elle se faire dans la négation des corps sur scène ?

Enfin, Extinction est une œuvre politique empreinte de farce et de comique distanciés que les écrans de cette mise en scène tuent par le réalisme excessif et cru de l’objet filmé en live. Par ailleurs, qui dit Apocalypse dit révélation. Que nous révèle cette pièce si ce n’est le sombre tableau d’un théâtre qui perd la foi ? Comme disait l’autre : Comprenne qui pourra / J’éteins.

  • Jusqu’au 12 juillet Cour du lycée Saint-Joseph à Avignon
  • Texte Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal
  • Adaptation et mise en scène Julien Gosselin
  • Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow

Crédit photo : @ Christophe Raynaud de Lage