Qui de nous ne s’est pas arrêté plus d’une fois devant une plaque de rue pour interroger l’identité de telle figure méconnue ou pour se souvenir de telle commémoration oubliée ? Etrange expérience que ces moments où la toponymie vient brouiller la perception des lieux et mettre en lumière le rapport entre l’histoire collective et l’espace public. Que peuvent nous dire un arrêt de bus, une place ou un parking sur ce lien essentiel quoique fragile entre le toponyme et le territoire ? Comment saisir les échos d’un écrivain, Péguy en l’occurrence, à travers la topographie de la France urbaine et rurale du vingt-et-unième siècle ?
Le voyage, l’écrivain
Le projet de Charles Coustille et de Léo Lepage est à la fois original et ambitieux : sillonner le pays pour visiter les lieux nommés Péguy et les « lire » à la lumière d’extraits de son œuvre et de photographies prises sur place. Après le travail de recension, il s’agit de « saisir l’esprit des lieux » en le confrontant à celui de l’auteur ou du moins à ce qui en transparaît dans ses écrits ou dans l’image qui reste de lui. Pourtant, Coustille reconnaît d’emblée le décalage entre ce projet et la vie plutôt casanière de Péguy : « Notre voyage lui aurait peut-être semblé inutilement fatigant ». A ce premier décalage vient se rajouter la difficulté d’expliquer la démarche « à des riverains ignorant tout de Péguy ». De l’Ile-de-France à l’Alsace, de Paris à Montélimar, de Lyon à Orléans, l’ouvrage ne cesse de poser cette question fondamentale : comment lire un écrivain à partir d’un territoire et vice-versa ?Parking Péguy est le récit d’une rencontre entre la lecture et la géographie, entre l’écriture et la photographie, entre les textes du patrimoine et la topographie des marges. Que faut-il retenir de Péguy ? Sa ferveur chrétienne ou ses idéaux socialistes ? Sa critique du « monde moderne » ou son engagement de dreyfusard ? Coustille, auteur en 2018 d’un Antithèses où il étudiait entre autres le projet doctoral antiacadémique de Péguy, dresse ici le portrait d’un auteur aux multiples facettes, fils d’« une rempailleuse de chaises », gérant acharné des Cahiers de la Quinzaine, « artisan des lettres » incompris, génie littéraire façonné par des crises mystiques et passionnelles. C’est dire si Péguy est une figure qui se prête à la déambulation : son image varie suivant les orientations des lecteurs qui s’accrochent à ses textes, des figures médiatiques qui se l’approprient et des commentateurs enthousiastes qui le célèbrent sans l’avoir bien lu. Contradictions, récupérations, réductions : l’écrivain est l’objet de toutes sortes de circulations entre les espaces littéraire et public.
Toponyme Péguy
Au fil des anecdotes, des rencontres et des scènes admirablement saisies par l’objectif de Léo Lepage, Parking Péguy restitue la survivance d’un écrivain dans l’espace collectif.
La structure de Parking Péguy repose sur trois éléments : des photographies de lieux nommés Péguy, des extraits de son œuvre et des textes introductifs oscillant entre le journal de voyage, le compte-rendu biographique et des réflexions libres autour de l’écrivain, de sa réception et de son rapport aux territoires visités. Au terme de leur recherche, les auteurs dénombrent « 427 voies et places Péguy pour à peu près 36 000 communes ». N’en déplaise à Péguy qui « met en garde contre les ‘méthodes’ et les ‘statistiques’ », un graphique révèle que sa présence dans l’espace public dépasse celles de Flaubert, Gide et Proust.
Enquête auprès des mairies, consultation des manuscrits, recherches dans les archives, analyse des politiques urbanistiques, lecture des délibérations des conseils municipaux : Coustille varie les moyens d’introduire son lecteur à « l’odonymie », discipline consistant à étudier les noms propres des voies de communication. Avec beaucoup d’application, il analyse l’évolution historique de l’utilisation du nom de Péguy sur fond d’écarts générationnels, de fluctuations de ventes commerciales et de conflits d’appropriations politiques. Omniprésent pendant les années de guerre et largement étudié après 1945, l’auteur de L’Argent disparaît des manuels scolaires dans les années 1990. Si sa mort au combat explique sa surreprésentation dans les communes marquées par la Première Guerre mondiale, son « ancrage géographique » joue un rôle prépondérant dans la toponymie urbaine de certains territoires.
Contrastes et périphéries
Au fil des anecdotes, des rencontres et des scènes admirablement saisies par l’objectif de Léo Lepage, Parking Péguy restitue la survivance d’un écrivain dans l’espace collectif. L’ouvrage se construit à partir de contrastes topographiques et d’écarts socioculturels saisissants. Quelle distance sépare la rue Péguy (sans le « Charles ») au sixième arrondissement parisien où « tout respire le confort et la quiétude » du parking Péguy de Stains en Seine-Saint-Denis, ressemblant à « un terrain vague » bordé « par une ligne de pavillons délabrés » et « une barre HLM dont les façades dessinent une ondulation » ? En quoi une scène urbaine à Arras, une devanture commerciale à Saint-Quentin ou un coffre de voiture à Marcq-en-Barœul résonnent-ils avec le discours critique de Péguy ? Comment (re)lire la pensée péguyste dans le contraste entre une rue à Montélimar, un boulevard à Chartres et une zone commerciale à Strasbourg ?
Par le dialogue du texte et de l’image, les auteurs font le constat que les lieux portant le nom de Péguy ont généralement en commun « leur statut périphérique au sein de l’espace urbain ». A l’époque des Gilets jaunes, cette France dite « périurbaine » permet de revenir sur les critiques de Péguy envers les sociologues mais aussi et surtout de confronter sa « génération sacrifiée » à ces espaces trop longtemps marginalisés où le malaise se nourrit de l’exclusion économique et de l’injustice sociale. Coustille met en parallèle ces deux univers, cherche des échos ou des lignes de croisement entre la France de Péguy et celle des Gilets Jaunes. S’il estime que les deux partagent cette « conviction centrale » que « les élites trahissent le peuple duquel elles sont ontologiquement séparées », il ajoute que le projet péguyste, conscient des illusions du système politique, va au-delà des questions immédiates du pouvoir d’achat et de la transparence démocratique.
Paradoxes et descriptions
L’intérêt de Parking Péguy est peut-être ailleurs, plus précisément dans cette chaîne d’écarts et de paradoxes qui façonnent la présence de l’auteur dans l’espace public. Pour n’en donner qu’un exemple, Coustille observe que dans une « librairie chrétienne » de Chartres, « il n’y a pas le moindre livre de Péguy, pas même une édition de la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres ». Au fil des pages, le lecteur comprend que « Péguy » est aussi le nom de cet écart persistant entre un monde plus ou moins révolu et un autre en souffrance et en questionnement. Aujourd’hui, quand le nom de l’écrivain est évoqué, « c’est le plus souvent comme un exemple moral à suivre : plutôt que sur ses textes, on s’appuie sur sa biographie ». Si l’homme semble avoir survécu à son œuvre, la topographie ne retient souvent que son nom. Ainsi, pour les élèves de Coustille, « Péguy » est un arrêt de bus : le vide créé par l’inégalité socioculturelle est très vite rempli par la logique urbaine.
Le lecteur comprend peu à peu que « Péguy » est aussi le nom de cet écart persistant entre un monde plus ou moins révolu et un autre en souffrance et en questionnement.
Face à ces paradoxes topographiques, l’ouvrage oppose un sens de la description exigeante, minutieuse, presque « crue » de l’espace : il s’agit de « voir ce que l’on voit » comme l’écrit Péguy lui-même dans Notre jeunesse. A Paris 6e, dans le square face à la rue Péguy, on croise, « un peu avant midi, un homme élégant d’une cinquantaine d’années [qui] boit du champagne à la bouteille ». A Trancrainville en Eure-et-Loir, l’église fait « l’effet d’une vieille paysanne, bourrue et maligne à la fois ». Devant la mairie de Chauconin-Neufmontiers en Seine-et-Marne, non loin de Villeroy où Péguy est enterré, une stèle inaugurée en 2017 rend hommage aux tirailleurs marocains tués à la bataille de la Marne. Les lieux Péguy et leurs alentours renferment toujours plus qu’ils ne laissent paraître. En Alsace, Coustille lit le plan d’une zone commerciale comme « une œuvre de critique littéraire » : le croisement des toponymes renvoie aux relations plus ou moins amicales ou tendues de Péguy. On pense à Barthes pour qui « la cité est un discours, et ce discours est véritablement une langue » : Parking Péguy s’emploie à dépoussiérer cette langue, la remettre au goût du jour, la réapprendre lentement avec le lecteur.
Le tissu du quotidien
Relire les extraits choisis de l’œuvre de Péguy avec les photos de Lepage est une expérience extrêmement féconde. Dans Notre jeunesse, l’auteur parle d’« un peuple dans la texture, dans la tissure, dans le tissu de sa quotidienne existence ». Le va-et-vient entre le texte et la photographie permet de palper ce tissu hétérogène et mouvant à travers une série de parallèles révélateurs : une « tentation de paresse » face à un panneau publicitaire vantant le confort d’un canapé, les enseignes gigantesques d’une zone commerciale comme symboles de ce « monde moderne [qui] avilit », l’urgence de « faire des retraites sur soi-même » comme cet homme marchant seul le long d’un mur, un portrait de Johnny Hallyday, « héros à la française » reproduit sur le capot d’une voiture, la photo d’un père qui « a toute sa famille autour du corps », « la juste plaine et le secret effroi » d’une campagne intimidante, ou encore cette « perpétuelle reviviscence temporelle » reflétée dans les fleurs bariolées d’un parc public.
Face à tant de fragments et de correspondances, comment résister à cette « conception purement commémorative du patrimoine littéraire » rejetée par Coustille dans son préambule ? Comment ne pas voir dans l’évocation par Péguy de ces « deux hommes mélancoliques » qui « se demandent, non pas l’un à l’autre, mais chacun à soi-même, si tout n’est pas perdu » le double portrait mis en abyme des deux auteurs interrogeant la mémoire des lieux et des Lettres ? Par-delà l’hommage et la mélancolie, cette traversée du pays et de l’œuvre révèle qu’il y a quelque chose en Péguy qui échappe à la clôture du sens, comme dans l’excipit de Clio, œuvre de 1913 qui revient comme un leitmotiv tout au long de l’ouvrage. C’est précisément autour de cet insaisissable, forcément instable et fascinant, que se noue le dialogue entre le toponyme « Péguy » et le territoire « France ». Est-ce là l’horizon fuyant de cette sacralité chère à Péguy ou l’aboutissement naturel de ce livre original qui confronte brillamment la lecture topographique aux éclats biographiques et littéraires ? La réponse importe peu car Parking Péguy porte la trace, à la fois inspirée et éloquente, de ce que Péguy nomme « l’efficacité du travail modeste, lent, moléculaire, définitif ».
- Charles Coustille et Léo Lepage, Parking Péguy, Editions Flammarion, 192 p., 2019.