Le Festival Fragments n’a pas fini de surprendre et il l’a prouvé une fois de plus le 19 octobre dernier au Jeune Théâtre National avec L’Echappée, une pièce-conférence étrange et sensible signée Philémon Vanorlé. Parrainé par le Phénix, scène nationale de Valenciennes, ce seul en scène déroutant parle d’un échec : celui d’un artiste plasticien belge fasciné par la mort, dont l’œuvre – que pourtant tout destinait à disparaître – s’anime peu à peu comme d’elle-même, échappant totalement à son créateur. Une pièce au génial mystère qui mêle art contemporain, conférence et comédie noire.
Une performance tragi-comique
L’Échappée est une performance, au sens d’une œuvre en train de se produire.
L’Échappée est une performance. Pas au sens de la prouesse ou de l’excellence – puisque c’est d’un naufrage dont il s’agit – mais à celui de l’effectivité d’une action, d’une œuvre en train de se produire, avec les effets qu’elle provoque dans le réel. Dans le présent vibrant qu’est celui de la conférence, Philémon remet en cause les codes établis de la représentation que l’on se fait de l’art. Debout devant son pupitre, il présente un projet né en 2014 en Pologne, qui prend la forme d’un diaporama et de petits objets ordinaires. De sa voix calme et placide, il donne vie à ce qui semble d’abord être une quête hasardeuse mais qui rapidement devient une aventure artistique, romanesque à souhait.
Ça sent le sapin et la fausse bonne idée. Pourtant, il nous tient.
Tragi-comédie à la limite de l’absurde, le récit respecte les règles du genre. Il entremêle des événements graves et des incidents comiques, le tout accompagné d’une dramaturgie de l’échec finement menée. Sorte d’anti-héros de l’art contemporain, Philémon a des idées bizarres, drôlement morbides et surtout pas très bankable. Alors que ce dernier entame la présentation Power Point de ses travaux insolites sur la mise en scène de la mort et du tombeau, il y a comme un flottement métaphysique dans la salle. Ça sent le sapin et la fausse bonne idée. Pourtant, il nous tient. Car malgré un apparent refus des règles, le récit est solidement ancré dans une intrigue tragique que viennent rythmer des péripéties toujours plus cocasses et inattendues.
Toutefois dans cette pièce, ce ne sont pas des aventures de l’artiste dont il est question mais de celles, improbables, de son œuvre d’art dont il tente en vain de se débarrasser. En dépit de ses efforts pour la proposer à des institutions culturelles, elle lui revient toujours, encombrante et impossible à stocker. Alors une décision s’impose : « je m’en départis comme d’une bouteille à la mer, espérant peut-être que le salut jaillira du naufrage. » Tout en l’abandonnant, c’est un dénouement heureux qu’espère encore Philémon pour son œuvre lorsqu’il l’extrait du monde de l’art pour la mettre sur le marché, plus prosaïque, des petites annonces.
L’histoire d’une œuvre qui échappe
Qui, de l’artiste ou de sa création a le plus d’autorité sur la trajectoire du projet artistique ?
Or c’est là que l’aventure commence. Quand l’œuvre, qui semble comprendre qu’il lui sera impossible de passer inaperçue sur la toile, fait le buzz et tourne définitivement le dos à son ingrat créateur pour embrasser une célébrité internationale. De la Belgique au Japon, elle crée l’émoi et s’épanouit pleinement dans sa popularité médiatique, jusqu’à devenir un mème à succès. Extérieur à ces événements, Philémon observe et s’interroge : qui, de l’artiste ou de sa création a le plus d’autorité sur la trajectoire du projet artistique ? La question ne reste pas longtemps en suspens. Car au bout de quelque temps, la pièce trouve acquéreur et provoque la rencontre décisive de Philémon et Patrick Vermeulen, ouvrant la voie à la prochaine étape du voyage : la préparation d’un écrin de choix pour l’œuvre et la réalisation d’un court-métrage dédié.
Outre un développement inattendu aussi noir que fantastique à la Mary Shelley, ce qui frappe dans L’Échappée c’est sa forme de curiosité théâtrale. Au fil de la pièce, Philémon constitue un petit cabinet, fait d’objets dits « d’art » tels qu’un carnet de croquis, une clé USB, un magazine ou une capture d’écran. « Qu’est-ce qui fait œuvre ? » demande-t-il. Comme un memento mori directement adressé à sa belle échappée, Philémon flirte adroitement avec la satire du marché de l’art dont les règles sont largement comparables aux logiques d’offre et de demande d’un site comme Leboncoin. En filigrane, c’est la valeur de l’art qui est ici interrogée, selon qu’il est considéré comme simple objet transactionnel ou qu’il devient un support performatif, un concentré de vie et d’espoir.
De la résilience
Le projet de Philémon n’a de cesse de rebondir, de résister de toutes ses forces à une fin de musée, immobile et inutile.
Car L’Échappée n’est pas seulement le parcours extraordinaire d’une œuvre. Trompe-la-mort diablement efficace, le projet vit, grandit et s’écrit en perpétuel mouvement. À l’instar de ces figurines cinétiques un peu kitsch dont la tête ou le bras oscille continuellement sur les plages arrière de nos voitures, le projet de Philémon n’a de cesse de rebondir, de résister de toutes ses forces à une fin de musée, immobile et inutile. Trop grande pour les tombeaux qu’on lui destine, elle continue de se balancer irrésistiblement entre la vie et la mort, qu’elle nargue de ses deux jambes écartées dans un éclat de rire viral.
Peut-on performer sa propre mort ? C’est la question que pose enfin ce projet quichottien.
Alors qu’elle s’invite dans la vie de Patrick, un homme qui lutte contre la maladie, l’œuvre se charge d’un « nouveau supplément d’âme ». Symbole de résilience, elle accompagne ses rémissions, ses rechutes et le rêve d’une sortie réussie – dans un cortège d’utilitaires que guidera un vieux corbillard fleuri. Peut-on performer sa propre mort ? C’est la question que pose enfin ce projet quichottien, cette histoire sans fin dont Philémon n’a décidément pas terminé d’être le fidèle chroniqueur.
Enfin dans cette performance s’exprime une manière humble et touchante de se concevoir artiste agissant dans le monde : en conteur plus qu’en créateur, en invité respectueux d’une création qui a trouvé l’âme sœur. Dès lors, la pièce elle-même devient une composante de cette aventure artistique, une vanité essentielle qui vient compléter l’œuvre-cabinet qu’est L’Échappée, composée d’innombrables et immortels « Fragments ».
Alice Bour
- Conception, écriture et jeu Philémon Vanorlé, production Sarah Calvez, regard extérieur Halory Goerger.
- Prochaines représentations les 7 & 8 décembre 2022 au Salmanazar Épernay (51)
Crédit photo : (c) Philémon Vanorlé