Perte des grands récits, crises économiques planétaires, risques écologiques et perte de sens, la postmodernité que nous traversons ne manque pas de défis à relever. Marxiste convaincu et disciple de Michel Clouscard, Loïc Chaigneau se fait le défenseur acharné d’un certain souverainisme de gauche. Auteur de Marxisme et intersectionnalité et de Pour une souveraineté intégrale, le jeune philosophe revient sur ces enjeux actuels pour Zone Critique.
Il est commun de qualifier notre époque de « postmoderne ». Comment définiriez-vous ce terme ?
La liberté des uns n’étant plus limitée précisément et a priori que par celle des autres, selon l’expression célèbre de Stuart Mill, alors déjà toute idée de faire société ensemble disparaît. Il ne s’agit plus de comprendre nos libertés comme l’expression commune d’une volonté générale où chacun se défausse justement d’une part de ses plaisirs et instincts au profit de tous et par là de lui-même, mais du règne du chacun pour soi. Le seul point commun des individus dans la postmodernité se trouve dans l’indifférence généralisée à l’égard du monde et de leur semblable. Puisqu’il n’est plus possible de faire ensemble, alors il nous faut « vivre ensemble » en invoquant la tolérance si chère au libéralisme puisque tolérer consiste seulement à composer avec l’autre, malgré lui.
La postmodernité s’est d’abord réfugiée dans le relativisme philosophique, récusant toute approche possible de la vérité et toute compréhension du monde social pour mieux se complaire dans le relativisme idéologique et culturel le plus totalitaire qui n’ait jamais été. En effet, c’est paradoxalement au nom du relativisme et de la tolérance que le puritanisme le plus exacerbé depuis plusieurs générations en Occident refait surface. L’opposition de principe à l’autorité passée qui s’inscrivait dans la modernité n’a pas permis à ses adeptes et à leurs progénitures de se positionner mais au contraire cela les a définitivement déracinés. Or, comme le soulignait très justement Christopher Lasch : « le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines ».
Un de vos ouvrages porte le titre de Nouveau Fascisme. Quelle est cette menace et en quoi se distingue-t-elle de l’ancienne doctrine élaborée par Mussolini ?
Il s’agit en effet du premier essai que j’ai publié, il y a déjà dix ans, lorsque je n’avais que dix-neuf ans. La thèse centrale de ce livre consistait à montrer qu’il était vain de chercher dans les formes du passé des moyens d’identifier systématiquement des nouvelles formes de coercitions politiques les plus robustes.
La plus grande menace politique ne se trouve donc pas dans un retour fantasmé du passé, mais dans l’ignorance présente d’un pouvoir politique qui, sous couvert d’antifascisme dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles, s’est entiché depuis longtemps déjà de pratiques politiques qui n’ont rien à envier aux totalitarismes passés. Je pense bien sûr ici à la surveillance de masse, à la collecte permanente de nos données, à l’irréalité totale de tout pluralisme politique et idéologique, à la ségrégation spatiale qui s’opère entre les classes populaires et la classe dominante, aux violences physiques dont les Gilets Jaunes ont été le réceptacle, à l’ingénierie sociale qui a opéré lors de la crise essentiellement politique du Covid, etc.
Mais la période que nous traversons n’est pas toujours aussi transparente dans les moyens coercitifs qui la caractérisent que ce qu’un auteur comme Orwell a pu mettre en scène. Ce que je veux dire par là, c’est que les dystopies comme 1984 sont derrière nous. Mais cela ne signifie pas pour autant que la réalité du temps présent ou futur soit plus réjouissante.
Au contraire, à l’interdit de la lecture s’est substitué par exemple le dédain et le dégoût du livre pour la majorité des personnes.
Ce n’est là qu’un exemple pour illustrer une dynamique plus générale qui nous permet de comprendre qu’il est plus facile pour les classes dominantes de se maintenir au pouvoir par l’usage de ce qu’il est communément admis d’appeler désormais le « soft power » à différentes échelles que par le recours unique à la contrainte physique. Nos gouvernements savent habilement manier la politique du lion comme celle du renard – pour reprendre les exemples de Machiavel. Or, en nous focalisant exclusivement sur les politiques du lion, c’est-à-dire sur les exactions d’ordre physique, nous passons à côté de tout ce qui les justifie et les permet réellement, à savoir les politiques de la ruse, de la propagande moderne, de l’adhésion permanente au récit de la classe dominante.
De nos jours, il est courant d’entendre parler d’« intersectionnalité ». En quoi cette philosophie en vogue contrecarre-t-elle le marxisme que vous défendez ?
Dans Marxisme et intersectionnalité (2022) ma démarche a précisément consisté à montrer en quoi l’intersectionnalité n’était d’aucune façon le prolongement du matérialisme dialectique et historique (ou marxisme) mais qu’au contraire il s’agissait d’une doctrine libérale profondément en opposition au marxisme.
On peut sembler bien loin de la problématique a priori si bienveillante de l’intersectionnalité. C’est justement pourquoi j’ai tâché d’en montrer les liens dans mon livre à ce sujet. En réalité, l’intersectionnalité procède de la même manière. Cette théorie, très juridique (donc superstructurelle) part du principe qu’il existe des intersections qui sont autant de discriminations produites par une formation sociale particulière. Ainsi, une femme, noire, prolétaire, serait nécessairement plus discriminée que sa camarade blanche et cette dernière davantage que son collègue, etc. Or, ces intersections sont posées là comme des réalités fixes sans qu’on ne s’intéresse jamais aux raisons et aux causes qui ont pu les produire, et donc à l’histoire et aux rapports sociaux. Le racisme par exemple devient le seul produit d’un imaginaire culturel qu’il faudrait combattre par l’intermédiaire de la loi. Comme si une loi contre le racisme pouvait par elle-même stopper le racisme et ses origines. Or, les fondements de celui-ci ne sont plus recherchés, comme c’était pourtant encore le cas dans des groupes très critiquables comme les Black Panthers. Ces derniers ne manquaient pas d’enraciner leur antiracisme dans une lutte primordiale contre le rapport social capitaliste producteur d’après eux et à juste titre d’un racisme historiquement identifié et particulier.
En ce sens, l’intersectionnalité ne saisit le réel que par l’entremise des formes idéologiques dominantes et les militants qui prennent appui sur cette théorie ne cherchent pas à produire une quelconque alternative à ce réel, chose impensable, mais seulement à le configurer autrement dans un même rapport social et dans les mêmes rapports de production. En ce sens, et c’est tout le propos de mon livre, ces théories s’inscrivent dans la stricte continuité du postmodernisme et n’ont rien à voir avec le matérialisme dialectique et historique. C’est leur droit. Mais j’entends que l’on cesse de tous bords de faire cet amalgame pénible par simple honnêteté intellectuelle.
Nous connaissons votre défense de la « souveraineté intégrale ». Pourriez-vous préciser ce que recouvre cette notion ?
J’ai en effet récemment fait paraître un petit opuscule aux éditions Perspectives Libres ayant pour objectif de développer cette doctrine. D’abord, cela part d’un constat évident quant au fait que les classes populaires qui se reflètent dans la nation sont assujetties politiquement et économiquement. Non seulement nous ne disposons plus d’aucune souveraineté nationale et populaire sur le plan politique et territorial, mais les quelques droits acquis de longue lutte sur l’outil de travail disparaissent eux aussi de plus en plus et dans une indifférence crasse. C’est à ce titre qu’en réponse aux politiques européistes, euro-régionalistes, girondines et antirépublicaines qui sont mises en avant par une large partie de l’échiquier politique à commencer par le gouvernement en place mais aussi un parti co...