Quel texte que celui de Lucien Raphmaj, ce Contre-nuit, chez Abrüpt, d’une beauté matérielle singulière d’une part, et d’une élaboration intellectuelle riche d’autre part, croisement de l’essai, du journal, de la poésie, nourritures terrestres pour une reconquête de la nuit, une livre qui éclate d’étoiles et vise son ciel ouvert.

« La nuit a fait nos corps-questions

disparates

et ensemble

avec la contre-nuit

anonyme – sans sujet, radieuse

Contre l’image de la nuit même – en faveur d’autres nuits

D’une polysémie de la nuit »

Lucien Raphmaj

Dans Soleil la nuit, Jean-Luc Parant écrit « Nous ne sommes qu’une ombre, une nuit que le manque de lumière a fait naître. Une nuit sans soleil et sans feu. » Sans doute ce postulat liminaire où la nuit comme informe – on le sait, déchirure première du ciel – se détoure lentement dans ce Soleil la nuit n’est-il pas la perspective de L.R. (lequel n’a rien d’un parti mal vu mal dit) mais toutefois on ne saurait ignorer ces sursauts lumineux d’une danse contre la nuit elle-même. Epopée parfois – le terme est de l’auteur – tout autant qu’émulation intellectuelle, ce livre (néo-) nous invite à la couche de la nuit pour mieux parler parpourenversavecdesanssous elle. Tout autant invitation que promesse, il étire les espaces possibles de la nuit, après le deuil qu’il nous aura bien fallu en faire il y a presque deux ans. Cette recherche de la contre-nuit :

« C’est une promesse à accomplir par chacune et chacun.

C’est une autobiographie de la nuit à mettre en commun depuis nos impossibilités, nos silences, nos solitudes. »

Le livre de Lucien Raphmaj déjoue toute saisie facile et on serait bien en peine d’en dire un quelconque résumé ; alors il faut lire. Lire ce texte qui s’adresse à toi, à moi, elle aussi, et lui-même, dans ces tournures chaleureuses comme des invitations perpétuelles et singulières au corps de la nuit, au faire corps du commun contre la nuit. Car contre la nuit n’est pas s’y opposer, ni même la contre-nuit que dessine l’auteur, ce contre-la-nuit, c’est y demeurer dans la promiscuité la plus grande, ne rien craindre de ce qui s’y trame – et œuvrer à la sidération. C’est-à-dire résister / autre contre / à la désidération qu’évoque l’auteur.

« Dé-sidérium, dés-astre : désir comme perte de l’astre, perte de l’autre. Comme pour figurer sous l’espèce de l’étoile, l’être aimé (et par-delà entendre le Tiers, l’ailleurs, l’autre et le dehors) placé dans cet état d’éloignement infini, tandis que l’on erre, sans repère et sans étoiles, dans l’attente et l’espoir de son retour – un ciel qui se dégage de ses nuages et laisse apparaître à nouveau le ciel étoilé.

Désir, désidération. »

Le décompte des étoiles est une autre disparition des lucioles dans cette nuit qui nous dés-appartient. Car Lucien – tu dis tu au seuil de la contre-nuit – ne déplore pas la disparition de la nuit, ni même dans la nuit, il prévient d’ailleurs ce geste profondément romantique – revenant à Nietzsche – d’une jouissance malheureuse de la nuit. Non, il dit contre le sort fait à la nuit d’un lieu de l’être et du Tiers, l’autre ensemble, là la contre-nuit en geste.

« D’un désastre l’autre, ce qui ne peut être dit, est l’impossibilité de dire, de transmettre, de faire récit à partir de la catastrophe, c’est ainsi que je veux dire que la nuit, notre nuit défigurée, n’arrive pas à être rapportée comme expérience, comme récit, comme rapport au dehors, à l’invisible, à l’inassimilable.

C’est à ce traumatisme de ne pouvoir dire, faire récit que j’indexe ce malheur. »

C’est qu’il resterait désormais à penser l’assimilable de l’inassimilable, la nuit de la couture en plein ciel, le territoire commun de l’être-en-nuit.

Je dis n’en rien résumer, échec du discursif dans l’exercice béatifiant et pourtant, ça serait là ne pas admettre combien, se déployant certes dans des chemins inattendus et féconds, le texte n’est pas construit. Car construit il l’est, de ces seuils qu’il présente, de ces cercles même de la nuit, cette effervescence de l’écriture – LR établit six cercles – comme les cercles des enfers : six cercles alors, de cette nuit, comme un ciel renversé, écrit Bataille.

L’une des questions que pose Lucien, mais il y répond en acte, sans ne fermer aucune issue : face à la fin de la nuit, comment dire la fiction de la nuit, car, comme il le rappelle, dans cette bascule historique / « C’est une rupture anthropologique que ce retrait de l’expérience de la nuit qui a formé les communautés humaines, leur imaginaire, leur art, leur sociabilité, leurs initiations, leurs mythes. »

Mais demeurer contre-nuit (la), c’est s’ouvrir à l’impossible / « Ce dont je voudrais te parler ce soir, ce sont des virtualités de nos nuits éteintes, de nos nuits de cendres lumineuses. » De cette nuit qui n’est pas celle où s’éveille la violence du sujet – perspective binaire – mais contre-nuit comme expérience du retour au geste, l’anti-simulacre dans son éclatement / « On a multiplié l’image par l’absence. » Cheminer au commun, au faire corps du contre-nuit (c’est pas mal quand on viole à outrance le corps social en plein jour) / « Vers ton corps, ma nuit, la langue à des degrés plus extrêmes, volcans des morts soulevés par les cris de toutes les confusions. »

Irruption pour l’histoire de la contre-nuit

« Éternels étés de la nuit, marée du ciel devenue la nuit des absentes, la nuit poésie devenue pour nous ciel aboli – ciel de désastre.

Faire encore

le vide de l’image

– la contre-nuit »

Il faut dès lors s’emparer de la Contre-nuit, s’arrondir à l’aspérité des cercles, demeurer contre enfin longtemps. « Moi ça me rend fou qu’on ne s’étouffe pas du manque d’absolu. » Moi aussi. Pas vous ?

  • Lucien Raphmaj, Contre-nuit, éditions Abrüpt, décembre 2022, 240 p., 13 €