C’est une exposition qui étonne. À part de rares numismates, on est d’habitude vite lassé par les Louis d’or, les Napoléon et, en général, les pièces encasées dans des vitrines. Les petites rondelles de métal exercent un charme certain, mais les voir exposées ne relève d’aucun intérêt esthétique particulier. Si bien que l’on passe devant la Monnaie de Paris et son exposition Monnaies et Merveilles d’un pas pressé et l’on manque de peu une possible explication de cette beauté et de cette fascination, que le présent article va tenter de restituer.
La monnaie hors de sa pièce
On entre dans cette exposition comme dans un cabinet de curiosités – revisité au goût contemporain. Dans une salle aux beaux volumes et à la lumière nonpareille, une installation bleue aux formes arrondies et aux barreaux qui filtrent sans cacher semble nous inviter : on découvre en s’approchant ce qui s’apparente à une meule de pierre à l’air massif, à un rouleau sacré enroulé sur lui-même en forme d’infini graphique – il fait 80 centimètres enroulé, mais plusieurs mètres déployé. La commissaire de l’exposition, tout en déroulant la feuille de route, jette des coups d’œil amusés ; son regard se fixe tantôt sur ceux qui écoutent et boivent ses paroles, tantôt sur ceux qui s’interrogent sur les objets exposés. Et de dire qu’elle avait cherché délibérément à nous sortir de notre eurocentrisme moderne : toutes les monnaies ne sont pas des pièces. Et même, au fil des siècles et des pays, elles n’ont que rarement et épisodiquement été des pièces. D’abord parce que le métal n’est que l’un des matériaux de prédilection ; celui-ci côtoie allègrement les coquillages, notamment les cauris (qu’on peut aujourd’hui se procurer par paquets de 60 pour la modique somme de 7,90€) nommés « porcelaine-monnaie », et les broderies sur ces riches tapis du Moyen-Orient et d’Asie.
L’exposition regorge de ces pas de côté extraordinaires : talipun papous formés de turbo marmoratus surmontés de masques peints qui s’échangeaient contre des bilum, sacs en fibres tressées recouverts de plumes d’oiseau.Quant à cette forme ronde et petite de la « pièce de monnaie » ? Sonnante et trébuchante, c’est encore une autre spécificité européenne : en Afrique, la monnaie pouvait prendre divers aspects soit de lourds bracelets de cheville incroyablement ciselés – au-delà de 4kgs, nous confie la commissaire, on sort de l’ornement pour entrer dans le lingot – soit de bouquets de serpents torsadés fichés dans le sol, pour prier la pluie, soit encore de lourdes lances plus hautes qu’un enfant. Les métaux ne sont que rarement précieux dans l’exposition ; le but n’était pas de faire un étalage fastueux mais bien d’interroger ce faste. Interroger la monnaie, c’est repenser toute la société qui s’est construite autour.
Valeurs et conventions
Ce qui fait qu’une monnaie a une certaine valeur fixée dans un échange, dans notre économie, est une pure convention ; ce n’est plus l’or qui la garantit, ce n’est pas sa valeur intrinsèque, ce n’est pas sa rareté. En nous déplaçant dans l’exposition, on s’aperçoit de la diversité des conventions qui ont pu exister, et des valeurs afférentes. Généralement, la valeur résidait dans la rareté et la beauté – deux concepts extrêmement mouvants en fonction des époques et des lieux
En nous déplaçant dans l’exposition, on s’aperçoit de la diversité des conventions qui ont pu exister, et des valeurs afférentes. Généralement, la valeur résidait dans la rareté et la beauté – deux concepts extrêmement mouvants en fonction des époques et des lieux
La gigantesque meule micronésienne servait de monnaie non du fait de sa préciosité ou de son aspect pratique, mais du fait de la difficulté qu’il y avait à l’extraire, à la tailler, à l’acheminer ensuite ; qui avait un rouleau de plumes pouvait se targuer de posséder un objet qui avait nécessité sept cents heures de travail, de collage patient sur des fibres tissées de minuscules plumes rouge vif d’un minuscule oiseau ; qui plantait dans sa terre un grand nombre de tiges serpentines attirait sur lui la bonne grâce des pluies ; qui portait un superbe collier de pattes de scarabées s’enorgueillissait de la minutie nécessaire à la confection et de sa fragilité.
Valeur variable, sacrée pour certains – et on voit que la séparation profane, mercantile / sacré, divin n’existe que dans la culture judéo-chrétienne –, acquise à force de sueur pour d’autres, valeur patiente, de temps et de travail, valeur de beauté des coquillages cauris utilisés en collier, brodés sur de riches vêtements… Tout est remis en perspective en montrant que la monnaie n’a de valeur qu’en fonction de qui la regarde.
« Change » et échange
Car cette pluralité de « monnaies » toutes différentes les unes des autres nous fait questionner le sens du mot : en français intimement associé à la pièce d’argent ou d’or – dès le XIIe siècle, le mot apparaît sous la plume de Chrétien de Troyes en ce sens – le terme se modifie dès lors que l’on passe à l’anglais. « Currency », en effet, vient du latin « curro, is, ere » qui signifie « courir » – on pense alors qu’une monnaie « a cours » en un lieu donné – et qui induit ainsi une certaine circulation dans un certain espace. La monnaie n’a de sens que si elle passe de main en main, puisque sa valeur intrinsèque est réduite. On retrouve encore plus nettement ce sens dans « change » : une monnaie, c’est avant tout une monnaie d’échange. Qu’ils soient intra-communautaires ou intercommunautaires, les échanges s’opèrent sur la base d’une valeur que l’on attribue à un élément. Les talipuns des peuples de la mer valaient par le coquillage enchâssé – plus il était gros, plus il était nacré, plus il coûtait cher, on ne l’échangeait pas contre n’importe quel bilum des peuples des forêts. Mais les Occidentaux y ont vu des socles pour les masques superbes – au visage en cœur, surmonté d’un bec de cazoar… – qui les coiffaient. De même, les pièces néerlandaises se retrouvaient sur les voiles de mariage berbères, en tant que porte-bonheurs décoratifs, censés attirer la richesse et la prospérité. Ce qui était valeur redevient prédicat dans les yeux de l’autre ; la compréhension en est démultipliée.
De fait, il y aurait bien des possibilités à explorer : les relations entre monnaie et sacré, avec la monnaie-talisman, la monnaie superstition et le véritable réservoir d’argent cousu sur l’habit du nouveau-né ; la femme-argent parée de perles et de pièces et de lingots, de broderies de cauris et exprimant la richesse du mari… Autant de dimensions de la monnaie, qui s’infiltre dans toutes les sphères de l’humain. Et c’est là la richesse de cette exposition : lire l’humain à travers sa monnaie, à travers la monnaie – à travers les monnaies.
Monnaies et merveilles jusqu’au 25 septembre – Monnaie de Paris, 11 quai de Conti – 75006, Paris.
Un article de Marie Chuvin