Une histoire d’amour impossible, des personnages pris entre deux mondes, et un narrateur hanté par une blessure souterraine. Pas de doute, nous sommes dans un roman de Murakami. La Cité aux murs incertains contient en germe tout le génie de l’auteur japonais. Un récit onirique aux allures de conte initiatique et de roman testamentaire.
« L’homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme l’ombre qui passe » – Psaumes
Imaginez une cité ceinte de hautes murailles, traversée par une belle rivière et peuplée de licornes, d’ombres et de rossignols. Dans ce lieu onirique où le temps n’a pas de prises, le narrateur du dernier roman de Murakami peut espérer retrouver son amour de jeunesse. Chassé de ce lieu aussi idyllique qu’inquiétant, notre narrateur trouve refuge dans une mystérieuse bibliothèque où il cherche le sens de son existence.
Le roman tout entier est placé sous le signe de l’incertitude. Les frontières entre le réel et le rêve, entre la vie et la mort ou l’harmonie et le chaos sont abolies, retravaillées ou redéfinies.
Dans La Cité aux murs incertains, Murakami renoue avec tous les thèmes qui lui ont valu son succès : la puissance mythique des amours adolescentes, des personnages qui évoluent entre deux mondes, et un narrateur hanté par une blessure souterraine qu’il espère guérir à travers une quête existentielle. Comme souvent, Murakami esquisse un roman qui tient autant du conte que du récit initiatique. Il semble toutefois que le maître japonais atteigne le sommet de son art à travers ce dernier roman qui aurait pu être le premier.
En effet, si ce livre contient en germes tout le génie de Murakami, c’est parce qu’il est en gestation depuis plus de quarante ans. La Cité aux murs incertains était une nouvelle à l’origine, publiée au commencement de la carrière de Murakami et encore indisponible en français, avant d’être partiellement transformée en roman (La Fin des temps, Seuil, 1992) pour finir par ressurgir dans une forme entièrement réécrite, celle de ce dernier texte. Murakami est peut-être l’homme d’un seul livre – mais celui-ci prend des formes multiples.
Fantastic Mr. Murakami
Le roman tout entier est placé sous le signe de l’incertitude. Les frontières entre le réel et le rêve, entre la vie et la mort ou l’harmonie et le chaos sont abolies, retravaillées ou redéfinies. Notre narrateur évolue dans un monde aux contours imprécis où les technologies modernes n’ont plus de prises, et où le fantastique peut surgir de la contemplation d’un poêle-à-bois. Murakami s’attache à mettre en lumière la manière dont le quotidien peut progressivement devenir incertain jusqu’à basculer dans une forme d’inquiétante étrangeté. Le réel s’évapore progressivement au contact du rêve, et le narrateur est sans cesse bouleversé par la douceur ouatée d’un souvenir ou d’une impression.
Fondamentalement, ce sont les livres et la littérature qui fracassent doucement l’existence et qui conduisent les personnages à errer dans un monde incertain. Ainsi, notre narrateur, perdu dans l’immensité d’un paysage enneigé, s’interroge : « Tandis que j’étais là, seul dans la neige blanche, que je contemplais au-dessus de moi le ciel d’un bleu profond, j’avais parfois l’impression de ne plus rien comprendre. À quel monde est-ce que j’appartenais à présent ? »
La Cité aux murs incertains est surtout un roman qui rend hommage aux lecteurs et à la littérature elle-même.
Un roman testamentaire ?
À la manière de Nerval qui évoquait le rêve au début d’Aurélia, Murakami « perce ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible » et nous invite à réfléchir sur la fragilité de l’existence. La maturité l’invite peut-être à se risquer dans le domaine de l’eschatologie puisque la mort se joue en ligne de basse tout au long du roman. Au-delà des songes, La Cité aux murs incertains rappelle étrangement certains poèmes de Nerval. On y retrouve la mélancolie inhérente au deuil de l’être aimé, la quête identitaire mais aussi une forme d’hermétisme poétique qui se caractérise par une forme de syncrétisme culturel. Ainsi, les personnages de Murakami lisent Flaubert, Shimazaki ou Garcia Marquez, écoutent Paul Desmond ou Vivaldi et se prêtent à la cérémonie du thé.
Mais La Cité aux murs incertains est surtout un roman qui rend hommage aux lecteurs et à la littérature elle-même.Il n’est pas anodin que la plus grande partie du livre se déroule dans une bibliothèque – à la fois reculée et idéale – et que Murakami s’amuse à dresser une typologie de lecteurs. De manière plus profonde, le roman déploie une réflexion saisissante sur les pouvoirs de la littérature. Ainsi, c’est l’amour qui conduit notre narrateur à se lancer dans l’écriture : « Étrangement, je pouvais coucher sur le papier ce que je pensais et ce que je ressentais. C’était la première fois de ma vie que j’étais en mesure d’écrire sans aucune hésitation. je suis certain que c’est toi qui as su faire émerger cette capacité du plus profond de mon être. » Cette manière de lier la création littéraire à la quête amoureuse rappelle les ambitions amoureuses et artistiques qui ont présidé à l’élaboration de la Divine Comédie. La cité fortifiée de Murakami fonctionne comme une métaphore. Davantage qu’une utopie, c’est un lieu qui tient autant du rêve que du cauchemar – et qui renvoie à la mort elle-même.
Murakami est un écrivain qui nous aide à grandir et à nous faire prendre conscience que le réel est bien plus fragile, bien plus incertain qu’on l’imagine. Son dernier roman creuse de manière poétique la question identitaire, à travers cette interrogation aussi simple que déroutante sur la nature de notre vrai moi. En somme, Murakami réinvente à sa manière le genre du fantastique européen en proposant à ses lecteurs de rêver plutôt que de prendre peur.
- La Cité aux murs incertains, Haruki Murakami, Éditions Belfond, 2024.