Zone Critique présente une nouvelle application de rencontres littéraires: «Marcel», dont il est désormais partenaire. Un concept innovant qui cherche à créer du lien grâce aux lectures de chacun.

https://www.marcel-lit.fr/

Zone Critique :Pourriez-vous nous présenter en quelques mots le projet Marcel? De quoi s’agit-il et comment ce projet est-il né?

Natalie Sauer : Marcel est une application de rencontres littéraires, qui met en relation les lecteurs à travers leurs livres ou auteurs du moment.

Imaginez, par exemple, que vous êtes en train de lire le dernier Leïla Slimani, et qu’un passage vous interloque. Vous entrez alors le titre J’emporterai le feu dans notre moteur de recherche, et une liste de profils souhaitant également discuter de ce livre apparaît. Vous pouvez alors rester en ligne pour papoter, mais on vous encourage surtout à vous rencontrer dans la vraie vie, en lançant notamment des clubs de lecture spontanés et éphémères via notre appli – ce qu’on a baptisé le Marcel Club.

À noter qu’on emploie le terme imparfait d’« application de rencontres littéraires », faute de mieux pour rapidement communiquer le projet, qui est un concept très neuf. En vérité, on est tout sauf une appli de rencontres traditionnelle, puisqu’on ne cherche pas à privilégier un type de relation sur une autre. Donc si des couples se forment, tant mieux, mais on sera tout aussi contents d’entendre de nouvelles amitiés, des voisins qui se sont trouvés, ou de nouvelles collaborations créatives. De même pour l’adjectif « littéraire », puisque vous pourrez rechercher tout type de livre dans notre appli, y compris des essais, des BDs ou des mangas.

Quant à la genèse du projet, l’idée m’est d’abord venue à la fin de ma licence de littératures étrangères. Pendant des années, j’ai avalé une centaine de livres par an et avais à chaque fois le privilège de parler de ces livres avec les autres étudiants et profs dans le cadre de cours particuliers – des moments qui ont compté parmi les plus heureux de ma vie. Puis j’ai quitté la fac, et cela m’a terriblement manqué. J’ai alors commencé à rêver d’une sorte de téléphone rouge qui pourrait instantanément me relier à l’autre lecteur. Cette idée est longtemps resté dans un tiroir de mon esprit, alors que je vaquais à mes projets de journalisme environnemental.

James Chung: Nous nous sommes rencontrés en mars 2025. J’avais récemment vendu mon entreprise spécialisée dans les données analytiques et j’essayais de profiter de ma retraite à Paris en envisageant de réaliser un projet autour des livres. Natalie et moi nous sommes rencontrés à une réunion de syndicats de journalisme, à laquelle j’accompagnais une copine. Puis, Natalie m’a demandé si elle pouvait me pitcher une idée. C’était un concept important, mais avec quelques points d’interrogation tout aussi importants. Après plusieurs discussions, Natalie m’a demandé si je pouvais lui servir de conseiller, et ensemble, nous avons commencé à tester l’idée pour déterminer si d’autres personnes voyaient la même chose que nous. Et dans le cadre de ce processus, j’ai réalisé que ce concept avait encore plus de potentiel que je ne le pensais au départ. Le déclic s’est produit lorsque Natalie m’a expliqué ce qui se passait dans un passage de Franz Kafka. Je pensais avoir reçu une bonne éducation, mais ce moment m’a fait réaliser que je venais de recevoir la meilleure leçon de littérature de ma vie. Cela m’a aidé à voir que le concept d’échange de pensée littéraire était incroyablement puissant. Cet échange m’a aussi amené à me rendre compte du talent de Natalie pour transmettre sa passion pour la littérature. Voilà pourquoi j’ai rejoint Marcel.

Zone Critique :À qui s’adresse exactement l’application Marcel? Seulement aux grands lecteurs?

NS : Certainement pas. Évidemment, l’un de nos rêves serait de pouvoir mettre en relation des communautés de lecteurs de genre obscurs, des geeks esseulés qui donneraient tout pour parler de leur passion à quelqu’un d’autre que leur mère. Mais la plus belle réussite de toutes serait de révéler des lecteurs qui s’ignorent. Je parle, par exemple, des hommes, qui lisent moins que les femmes, en particulier lorsqu’il s’agit de fiction, et aussi des classes populaires, chez qui l’addiction aux écrans est encore plus grande que chez les classes aisées et qui se sentent souvent complexés face à la lecture.

Mais comment est-ce qu’un petit lecteur, voire nouveau lecteur, pourrait utiliser notre appli alors qu’il ou elle connaît peu de livres, me demanderiez-vous ? D’une, notre moteur de recherche vous permet autant de rechercher des livres que vous avez lu que des livres que vous avez envie de lire. Prenons le cas d’un jeune ingénieur du son à qui j’ai parlé l’autre jour, qui m’a confié qu’il ne lisait jamais et me demandait si l’appli pouvait être pour des gens comme lui. Ma réponse a été : oui, oui et oui ! Je lui ai donc conseillé de se rendre en librairie pour se faire conseiller sur un livre, puis de lancer un Club Marcel, peut-être en petit comité pour commencer, pour se donner une motivation de plus de lire.

JC : La question du rapport des hommes à la lecture me fascine. La dernière étude publiée par le Centre national du livre révèle qu’un écart important entre les sexes persiste. Mais nous croyons sincèrement que cela peut changer. Tout d’abord, nous pensons que Marcel deviendra un lieu de rencontres très convivial pour les hommes qui lisent de la littérature. Et pour les hommes qui ne lisent pas de littérature, nous faisons deux paris. Le premier est que nous prévoyons de l’activité autour d’autres formes de livres tels que l’histoire, les mangas, les livres liés au sport, etc. Et le deuxième est que nous voyons beaucoup de signes précurseurs indiquant que beaucoup d’hommes s’intéressent de plus en plus à la littérature pour l’univers social qu’elle présuppose. Nous accueillons les lecteurs de tous les genres qui veulent s’engager plus profondément dans la lecture et profiter de la compagnie des autres – et oui, pour certains d’entre eux, des femmes !

NS : Il sera très important pour nous de créer un salon littéraire décomplexé, aux antipodes du snobisme parisien, et où la parole de chacune et chacun est valorisée, qu’importe son parcours.  

Zone Critique :L’application Marcel a-t-elle vocation à fonctionner de manière complémentaire, aux réseaux sociaux actuellement les plus utilisés, Instagram, Twitter et Tiktok, ou à les remplacer ? 

JC : Nous ne prévoyons pas le jour où le monde chassera les géants des médias sociaux. Mais nous voyons arriver le jour, peut-être très bientôt, où les gens découvriront que Marcel leur apporte beaucoup plus de joie dans leur temps en ligne, et plus de raisons de se détacher de leur téléphone pour rencontrer de nouveaux amis. Une partie de ce qui m’a motivé à étudier la dynamique du marché autour de Marcel est une analyse que nous avons menée à l’aide d’un vaste corpus de données sur l’utilisation du temps. Nous avons remarqué que pendant la première décennie des années 2000, le temps passé avec les amis était stable, puis quelque chose a soudainement changé en 2013, lorsque le temps passé avec les amis a chuté. Puis il a baissé encore plus fortement en 2016. Que s’est-il passé en 2013 et 2016 ? En 2013, Facebook et YouTube sont passés de flux chronologiques à des flux algorithmiques. Et en 2016 et 2017, toutes les grandes entreprises de médias sociaux sont passées à des algorithmes d’apprentissage automatique de prédiction de l’engagement. En d’autres termes, les entreprises de médias sociaux sont devenues très douées pour accaparer le temps consacré aux activités impliquant des moments passés avec des amis. Marcel ne pourra peut-être jamais remplacer Instagram, X et TikTok, mais nous voulons vraiment aider les utilisateurs à récupérer une partie de leur temps afin qu’ils puissent profiter de la lecture et rencontrer des gens formiables au lieu de doomscroller en faisant simplement glisser leur doigt sur un écran. 

Zone Critique :Peut-on dire que votre application s’inscrit dans le courant de pensée technocritique ?

NS : Nous nous reconnaissons dans le courant technocritique, certainement. Eric Sadin, qui depuis des années sonne l’alarme sur la siliconisation du monde et parvient à conceptualiser comme peu d’autres la menace civilisationnelle que représente l’IA générative, me parle énormément. Loin d’être impressionné par les tours de passe-passe de ChatGPT, il dénonce l’émergence d’une langue nécrosée et industrielle et la délégation de nos facultés humaines les plus nobles – la pensée, la création – à des machines.

Marcel a l’ambition de proposer une vision fondamentalement différente de la tech – une tech qui nous élève plutôt que de nous asservir. Ainsi, à la langue morte de ChatGPT, nous voulons opposer celle vivante de la littérature. À la place des systèmes addictifs d’algorithmes, nous voulons créer un outil qui aiguise la pensée. À une Silicon Valley qui brutalise notre planète tout en rêvant d’envoyer une élite sur Mars, nous voulons répondre par un projet avec les pieds sur terre, qui s’engage dans la transition écologique. 

Maintenant est-ce que le courant technocritique se reconnaîtrait en nous? Ça reste à voir. En tous les cas, on compte tendre la main à ses penseurs pour qu’ils nous aident à créer un outil qui nous relie pour de vrai.

Zone Critique :Vous pariez sur la capacité de la littérature à recréer du lien dans notre société. Pourquoi la littérature vous semble-t-elle être un formidable vecteur de lien ? 

NS : Nous vivons une époque des plus tribales, dans laquelle la notion de vérité est en train de voler en éclat. On voit un peu partout le même scénario se reproduire : d’un côté, les élites libérales urbaines, qui sont sorties gagnantes de la mondialisation, s’érigeant en défenseurs des faits ; et de l’autre, les perdants de la mondialisation, qui se sentent méprisés par ces même élites, et punissent ces sachants en votant pour l’extrême droite, et en adhérant parfois même à des théories du complot. 

Viennent ensuite s’ajouter à cela les réseaux sociaux et, maintenant, l’IA générative. Dans ce contexte, les symboles qui nous lient sont de plus en plus rares. Et comme le disait Eric Sadin dans une interview, lorsqu’il n’y a plus de symboles communs, c’est la porte ouverte à la violence. 

Là où la littérature me donne de l’espoir, c’est qu’elle vient casser ce discours de vérité, qui est un peu l’os sur lequel ces deux camps se disputent. La bonne littérature est tout sauf experte. Elle pense la nuance, la complexité, et ne donne pas de leçons de morale. Des études ont notamment démontré qu’elle aiguise l’intelligence émotionnelle et l’empathie et nous permet de « lire » les émotions des autres avec plus d’aisance tout comme nous-même. 

Enfin, et il ne faudrait pas l’oublier, la littérature c’est la jouissance ! L’une des ambitions de Marcel, ce sera de démontrer que le plaisir du livre peut nous lier tout autant que celui du foot ou des Jeux Olympiques. 

Zone Critique :Vous lancez également un nouveau concept événementiel, «L’heure verte»: de quoi s’agit-il exactement ? 

NS : L’heure verte est un rdv lors duquel chacun ramène un bouquin et s’engage à lire une heure en silence. La séance est suivie d’un temps d’échanges, où on peut discuter de ce que l’on a lu et se faire de nouveaux amis.

L’idée de lecture en groupe n’est pas nouvelle et est de plus en plus populaire dans le monde anglo-saxon. Là où Marcel change la donne, c’est qu’au lieu de vous rendre à des séances de lecture organisées par des entreprises, on vous donne un outil pour directement les organiser vous-même, à votre convenance. Vous avez un peu de temps devant vous cet après-midi et aimerez caser un temps de lecture sans distraction tout en faisant des rencontres ? Vous pouvez lancer une heure verte, qui apparaît comme un pin vert sur notre carte et vous permet de vous relier aux autres. 

JC : Mon instinct me dit que le concept de « L’heure verte » va être très populaire. C’est un feu vert pour sortir de chez soi, de profiter d’un moment de réflexion, puis de rencontrer des gens formidables qui veulent refaire le monde avec vous à partir d’un livre. Personnellement, j’adore l’idée que cela me pousse à attaquer ma pile de livres non lus que j’ai vraiment envie de lire, et à rencontrer de nouveaux amis en cours de route.

Zone Critique :Votre application s’appelle Marcel, en hommage à l’écrivain Marcel Proust? Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi cet écrivain comme figure tutélaire ? 

NS: D’abord, il tarde à James et à moi de faire notre coming out : ni l’un ni l’autre n’avons terminé de lire À la recherche du temps perdu ! Nous ne nous considérons pas particulièrement comme des proustiens, et le projet n’a pas vocation à être une église pour Proust.

Maintenant que nous avons clarifié cela, je peux vous dire que l’idée du nom de Marcel est venue après avoir découvert la citation de Proust, « La lecture est une amitié », de Sur la lecture. Ça semblait résumer notre concept à merveille, et Marcel avait le mérite de donner un nom français à un projet de tech, à l’heure où le globish, anglais commercial et sans saveur, domine. 

Petit à petit, nous nous sommes rendus compte d’autres points de convergence : nous voulions créer un outil qui nous aide à retrouver le temps perdu, celui de la lecture. On adorait l’opposition entre les phrases interminables, extraordinairement poétiques de Proust, et la langue utilitaire de la tech. Proust a aussi vécu au temps des premiers téléphones, et s’était émerveillé à l’époque de cette « admirable féerie » qui portait la voix d’un être jusqu’à vous. Notre projet, c’est de renouer avec l’émerveillement envers le téléphone, le faire passer d’un objet d’addiction et de distraction en une ancre pour l’attention – à la lecture, à l’autre.