Le 8 juin 2021, la chanteuse américaine Olivia Rodrigo sortait son tout premier single, « driver’s license », tableau passionné des tourments d’une première rupture amoureuse. Quelques mois plus tard, son premier album, Sour, se classe en tête des ventes, bat des records d’écoute sur toutes les plateformes de streaming, et, en avril 2022, lui vaut trois prestigieux Grammy Awards. Après la sortie fin 2023 d’un deuxième album, Guts, et à l’aune d’une tournée événement aux quatre coins du monde, retour sur le parcours unique de l’une des plus grandes pop stars du moment.
« I got my driver’s license last week, just like we always talked about » : lorsqu’elle griffonne ces quelques mots sur un morceau de papier, Olivia Rodrigo s’imagine-t-elle qu’ils la propulseront bientôt au rang de star mondiale ? Non, sûrement pas. Elle les écrit parce qu’il le faut, qu’elle ne sait pas faire autrement, parce que la douleur est trop forte et que, comme pour tout autre artiste, créer est le seul exutoire. Sour naît des décombres d’une relation toxique, des stigmates laissées par un homme sur le cœur d’une adolescente brisée. Mais ici, le lyrisme de sa voix n’a rien d’excessif ou de débordant ; timide et passionnée, fragile et puissante à la fois, elle tient moins d’une lamentation tragique que de l’expression frémissante de la honte, des regrets ; et si la chanteuse nous bouleverse, c’est moins par son vécu que par son authenticité.
Dire le particulier pour dire l’universel
Une authenticité qui, pour peu qu’on lui donne sa chance, nous touche tous, jeunes, moins jeunes, hommes, femmes… qu’importe. Ce qui est d’autant plus frappant que le premier album semblait viser un public spécifique : le thème récurrent de l’échec, en amour comme en société, à coller à des standards délirants – surtout lorsqu’on est une jeune femme –, trouve sans doute un écho plus fort encore chez les jeunes adultes d’aujourd’hui, derniers représentants d’une Gen-Z biberonnée aux réseaux sociaux et aux ballades pop. Et pourtant… Lorsque se détachent, sur une instrumentale sobre, les accents aigus d’une voix qui se cherche ou les graves posés du faux apaisement, resurgit en chacun de nous quelque chose d’enfoui, d’oublié : un morceau de vécu, le souvenir intact du jeune adulte qu’on avait été – ou que, sans se l’avouer, on aurait peut-être aimé être. Dans ses paroles, l’esthétique du détail, popularisée par une Taylor Swift, associe à des éléments concrets (un livre, du café, un permis de conduire) des émotions qu’une simple image suffit à rappeler à tous ; et, par là-même, elle fédère un public varié dans l’universalité du sentiment vrai.
Renouvellement et versatilité : un deuxième album éclectique
S’il reste fidèle à cette marque de fabrique – ce que les Américains aiment à appeler la reliability –, le deuxième album, Guts, naît d’une approche un peu plus « rationnelle » ; comme la chanteuse l’explique elle-même dans bon nombre d’interviews, le travail – au sens technique du terme – y a joué un plus grand rôle, canalisant les émotions violentes qui déferlaient dans Sour, et ciselant plus finement des textes qu’elle aurait autrefois écrits en à peine vingt minutes, sous le coup de la douleur. Sur le plan de la musique, ce travail minutieux transparaît par exemple dans le recours fréquent aux chœurs, dont les harmonies deviennent plus complexes, dans l’intégration moins timide de sonorités discordantes, ou dans l’exploitation d’une plus grande amplitude vocale (« vampire » est à ce titre remarquable) ; il va jusqu’à créer des ponts mélodiques entre les chansons, ou, sur le modèle d’une Billie Eilish, à leur greffer de courts passages en voix parlée, dans un style doucement expérimental. Quant à la place plus importante que prennent la batterie et la guitare électrique, elle contribue à enraciner l’album dans les héritages grunge des années 90 et pop-rock des années 2000, pour un ensemble plus éclectique et adressé à un public plus large.
Introspectif, oui, mais sans prise sans tête
De manière générale, la chanteuse ose se mettre en scène, se prendre un peu moins au sérieux, et décrire avec auto-dérision ses moments de gêne ou ses désirs contradictoires.
Et à ces thèmes musicaux plus complexes viennent faire écho des sujets plus variés : car, enfin, comme on le faisait sans doute plus volontiers il y a 20-30 ans, la pop recommence doucement à parler d’autres choses que d’amour et de sexe. Certains titres, comme « teenage dream », signent un dernier adieu à l’adolescente torturée ; d’autres, comme « pretty isn’t pretty », continuent de dénoncer le sexisme des standards physiques féminins. Mais même lorsqu’il est question d’amour (qui reste le thème dominant), le sujet a un peu changé : que le ton soit léger, amer ou nostalgique, l’émotion est considérée avec plus de distance ; et l’accent est mis moins sur le sentiment en lui-même que sur le regard, à la fois critique et tendre, posé sur lui par une jeune adulte qui se voit grandir. Le lieu commun de la teen girl américaine – qui, dans Sour, était l’image fidèle de la chanteuse elle-même –, sert surtout ici de clin d’œil à l’esthétique pop-rock d’une Avril Lavigne par exemple. De manière générale, la chanteuse ose se mettre en scène, se prendre un peu moins au sérieux, et décrire avec auto-dérision ses moments de gêne ou ses désirs contradictoires (« ballad of a homeschooled girl », « get him back »).
Une pop-culture de la finesse
Une auto-dérision adressée au moins autant à ses fans qu’à ses nombreux haters, puisque certaines de ses chansons sont des réponses, directes ou indirectes, à ce déversement d’insultes qui est le triste lot de toutes les nouvelles stars. Le titre « all-american b**** » est de ce point de vue le plus puissant, tout en étant l’un des plus funs : la transition brutale d’une ballade innocente à un refrain rock à la fin stridente, met l’emphase, par contraste, sur la bêtise de ceux qui veulent soit la sexualiser, soit l’infantiliser, soit, dans le meilleur des cas, réduire son succès à celui de n’importe quelle pop-girl jeune et jolie. En exacerbant ses défauts et ce qu’elle a de plus humain, elle met paradoxalement en lumière son talent indéniable, et, par là-même, gagne encore plus en authenticité. Une authenticité qui, en fin de compte, est son but véritable : il s’agit pour elle de parler, de parler à toutes et à tous ; de montrer, par des paroles simples qui prennent tout leur sens dans sa bouche, que la musique est bien plus que la superposition d’un poème et d’une mélodie ; et, surtout, de dépasser la dichotomie grossière entre une culture savante d’une part, et une pop-culture jugée mièvre et vulgaire d’autre part. À mesure qu’elle assoit une légitimité croissante (consacrée par une nomination aux Oscars pour la musique originale « Can’t catch me now » du dernier Hunger Games), Olivia Rodrigo continue son ascension fulgurante, et trace avec virtuose le début d’une carrière brillante et prometteuse.