Dans Personne, son nouveau spectacle qu’elle présente au Théâtre 14 du 9 au 27 janvier 2024, Elisabeth Chailloux livre une adaptation épurée et profonde du roman du même nom de Gwenaëlle Aubry, prix Femina 2009. Sarah Karbasnikoff, qui en signe l’adaptation scénique et qui se livre à un seule en scène magistral fait résonner la voix de cette femme à qui le père disparu a laissé un manuscrit, « Le mouton noir mélancolique », avec pour seule consigne de le « romancer ». Elisabeth Chailloux en fait une pièce sur le pouvoir invocatoire de la parole, la force des mots et la nécessité du silence.
Sur le plateau, deux énormes toiles blanches tendues figurent deux pages blanches d’un livre sur lequel s’écrivent les phrases mélancoliques de ce père, François-Xavier Aubry, éminent avocat, illustre professeur à l’ENA et en école de commerce, rongé par un trouble bipolaire qui le précipite soudain dans l’ombre de soi-même et dans les noirceurs de son âme. Cet homme, à l’identité lumineuse et flamboyante, n’est alors finalement personne : il est un costume vide, comme celui qui est posé sur la scène au début du spectacle, avant que Sarah Karbasnikoff vienne en enfiler la veste grise, cette couleur qui n’est ni tout à fait du noir, ni totalement du blanc, comme pour signifier cet entre-deux que devient la pièce, cette rencontre qu’elle facilite. La comédienne alterne ainsi entre la parole du père et celle de la fille, qui s’entrechoquent, s’entremêlent et s’entrevoient.
La voix et le corps de personne
Le travail d’Elisabeth Chailloux épouse avec intelligence et finesse ce qui fait le cœur du roman-abécédaire de Gwenaëlle Aubry autant que les réflexions philosophiques de cette dernière autour du sujet et de l’ontologie moderne. Atteint d’un trouble psychiatrique, le père de l’auteure confirme pour ainsi dire l’idée que l’identité comme dunamis, comme puissance déjà-là, n’existe pas, à la différence de ce que pouvait affirmer Aristote. La voix, c’est-à-dire ce récit de soi que l’on invente pour autrui (et pour soi-même), devient un masque, une possibilité de s’incarner dans un nouveau Moi, dans des personnages divers, comme ceux qui ponctuent le roman structuré comme un abécédaire et dont Sarah Karbasnikoff a commencé à élaborer, pendant le confinement, la version scénique qu’elle signe pour le spectacle.
En incarnant la fille, qui revient, non sans douleur et avec une certaine mélancolie, sur ce père qui semble si souvent et de plus en plus lui avoir échappé, et en donnant corps, par un travail précieux et impressionnant sur sa voix, aux incarnations différentes du père qui s’était rêvé autre, Sarah Karbasnikoff donne à entendre la tristesse comme la détresse d’un deuil complexe et douloureux. Comment cultiver le souvenir d’un père qui a incarné tant de personnages avant de laisser toujours plus de place à son « mouton noir mélancolique » ? Comment honorer la mémoire de personne ? Le texte est d’une intensité grave, mais le jeu ambivalent et oxymorique de Sarah Karbasnikoff ajoute une tendresse palpable à la complexité des relations filiales, quand l’amour ne suffit pas toujours pour tout comprendre, tout expliquer ni empêcher de souffrir.
Les maux de la mémoire
Elisabeth Chailloux reprend la structure du roman original, tout en en supprimant des parties et en livrant un spectacle rythmé, donnant littéralement une place aux mots des différentes entrées de l’abécédaire qui se succèdent et sont projetés, en blanc et sur les toiles dressées devenues noires, comme le négatif d’une photographie, comme l’envers du décor et comme l’autre face de la médaille, celle de l’impossible identité immuable et figée. Jouant sur les typographies autant que sur les voix, le texte du père et l’expression de sa noirceur résonnent dans ce micro dans lequel Sarah Karbasnikoff murmure un râle mélancolique et statique, qui donne à voir la part d’ombre de l’homme, celle que nous avons tous en nous mais que le trouble bipolaire de ce père exacerbe.
Dans ce spectacle se lisent ainsi les sensibilités différentes de la metteuse en scène et de la comédienne qui ont confié avoir été respectivement émues par le père et la fille.
Dans ce spectacle se lisent ainsi les sensibilités différentes de la metteuse en scène et de la comédienne qui ont confié, lors d’une rencontre organisée le mercredi 10 janvier 2024 par la DAAC du rectorat de Créteil, en présence de Marielle Vannier, conseillère Théâtre et arts de la marionnette à la DAAC, de Mathieu Touzé, directeur du Théâtre 14, de Dominique Dani, responsable des développements extérieurs au Théâtre 14, et de Basilia Mannoni, responsable des publics jeunes au Théâtre de la Ville, avoir été respectivement émues par le père et la fille. La mise en scène d’Elisabeth Chailloux et le jeu de Sarah Karbasnikoff se conjuguent ainsi dans une création équilibrée, subtile et à l’émotion palpable. Dans la salle du Théâtre 14, le public est happé par l’avancée des lettres de l’alphabet qui sonne comme le compte-à-rebours contre lequel Gwenaëlle Aubry semblait déjà lutter : celui de la disparition et de la mort, ce moment où finalement tout le monde devient personne et où la mémoire façonne dans les souvenirs des visages toujours nouveaux pour masquer le néant qui surgit et où elle brasse des images qu’elle recompose, comme les extraits de films projetés sur les toiles blanches du plateau. La mémoire tisse ainsi, comme Pénélope attendant Ulysse, le plus rusé des « personne » autoproclamés, un texte polyphonique où absence, silence et vide se répondent et se comblent dans le dialogue ultime d’une fille avec son père.
- Personne, au Théâtre 14 du 9 au 27 janvier 2024. D’après le texte de Gwenaëlle Aubry, adapté et mis en scène par Sarah Karbasnikoff et Elisabeth Chailloux.
Production : Théâtre de la Balance, Cie conventionnée DRAC Île-de-France – Ministère de la Culture
Coproduction : Théâtre de la Ville – Paris
Coréalisation : Théâtre 14
En partenariat avec le Théâtre de la Ville – Pari
Crédit photo : Personne ©Nadège Le Lezec