Zone Critique et Les Mots à la Bouche ont eu l’occasion d’aller à la rencontre de Pierre Adrian, jeune écrivain qui a choisi d’interroger la figure énigmatique de Pasolini en le suivant à la trace quarante ans après sa mort avant de livrer le récit de cette enquête dans La piste Pasolini. Pour son deuxième livre, Pierre Adrian s’est ensuite tourné vers un autre rythme de vie en se rendant au monastère de Sarrance, au cœur de la vallée d’Aspe pour écrire Des âmes simples, un récit où la couleur du crépuscule s’anime à la flamme d’une bougie.
« J’erre, moderne entre les modernes, à la recherche de mes frères qui ne sont plus. »
Pasolini, Ricotta
Sous le signe de Pasolini : Le génie des lieux
Zone Critique : Pierre Adrian, vous avez transmis votre flamme pasolinienne dans votre premier livre, où vous êtes allés sur les traces même du poète en Italie, notamment dans le Frioul, puis vous êtes allés à Venise, et également à Rome. D’où est venue cette passion pour Pasolini, dont on parle assez peu dans les universités, et dont l’héritage est parfois contesté ? Pouvez-vous retracer son itinéraire et le vôtre ?
Pierre Adrian : Ma première rencontre avec Pasolini, elle vient par la poésie, car Pasolini est avant tout un grand poète. Et c’est notamment une grande errance pasolinienne, celle de La longue route de sable, qui m’a fait rentrer dans Pasolini. C’est peut-être également par mimétisme envers celui qui s’est rendu de Brindisi jusqu’à Trieste, que je décide moi aussi de partir, quarante ans après sa mort, sur ses traces, rencontrer les gens qu’il a charnellement connus, les lieux qu’il décrit, les lieux qu’il raconte, les lieux qui deviennent des mythes par son écriture. Donc c’est le Frioul, ce Frioul vide et infini avec les préalpes en ligne de mire, et puis Rome et ses nuits sans freins, une Rome chaotique populaire et populeuse, la Rome des Borgates. Alors évidemment, quand je vais à Rome aujourd’hui, tout a bien changé : les grandes métropoles se sont transformées, ont mué depuis ; mais on peut encore percevoir dans l’ombre cette formidable Rome.
Pasolini est le cinéaste, le poète des terrains vagues, ce lieu ambivalent où les passions s’exaltent
On retrouve également chez Pasolini une attirance pour la campagne en tant qu’elle se mêle à la ville. Par exemple, dans La Ricotta, court-métrage qui interroge notre rapport au sacré à travers la farce, l’atmosphère antiquisante se conjugue avec des visions lointaines d’immeubles de banlieue. Cela ne pose aucun souci à Pasolini, qui cherche précisément à inscrire certains mythes fondateurs, comme Médée, à la fois dans une atemporalité et à la fois dans une Italie tout à fait contemporaine. Penser l’interstice entre la campagne et la ville, c’est s’intéresser au terrain vague, et Pasolini c’est le cinéaste, le poète des terrains vagues. C’est ce qu’on voit dans La Ricotta, dans Accatone, le terrain vague devient alors, comme il l’écrit dans un poème, le lieu de l’eros en liberté. Et tous ses poèmes, tout son cinéma se déroule en plein air. Le terrain vague est ce lieu ambivalent et interlope où les passions s’exaltent.
Zone Critique : Et c’est aussi un lieu de tristesse aussi, parce que vous attaquez justement votre roman, en allant sur cette plage d’Ostie où Pasolini a été assassiné, et vous en donnez une description qui est somme toute assez noire, assez froide, où on s’aperçoit que les Italiens ne gardent pas spécialement en mémoire l’un des cinéastes qui a été l’un des fleurons de leur cinéma, mais aussi de leur poésie, de leur littérature…
Pierre Adrian : La piste Pasolini commence par le dernier lieu, encore un terrain vague. Celui-ci devient le lieu du plaisir, du secret, d’une société un peu souterraine. Et puis un lieu de jeu et un lieu en marge. Cette mort a ceci d’énigmatique qu’elle tend vers le martyre. Si Pasolini adorait s’en prendre à la démocratie chrétienne, il nourrissait une certaine attirance pour la figure du Christ. Pour Pasolini, la foi, ce n’est pas forcément l’Eglise, on peut avoir des crises mystiques en étant aussi loin de Dieu… La question de Dieu est ouverte pour lui et innerve l’ensemble de son œuvre, à mon sens.
Zone Critique : À la fois enquête sur Pasolini et quête intérieure, votre récit n’est pas sans rappeler les road-books à la Kerouac mais c’est aussi une façon de commencer son œuvre d’écrivain en s’inscrivant dans le sillage d’un autre. Pourquoi avoir choisi la forme du reportage littéraire ?
Pierre Adrian : Se mettre en route, sur les traces d’un écrivain pour son premier livre, c’est une façon d’indiquer une direction. Justement, c’était le critique-écrivain Bernard Franck qui disait que le premier livre est celui d’un homme, le deuxième d’un écrivain. La piste Pasolini, c’est mon livre d’homme, celui où on met cartes sur table, avec une grande naïveté, une candeur en fait… Ce n’est pas du tout pareil d’écrire un deuxième livre…Cela n’a pas la même saveur, pas le même goût. Et évidemment de se placer derrière Pasolini, dans ses traces, ses petits pas dans ceux d’un géant, d’un grand, c’est aussi savoir où on veut aller, prendre une certaine route. Je sais que Pasolini jusqu’au bout me poursuivra, comme Kerouac, qui est aussi l’écrivain de la route, du plein air, l’écrivain en marge… Cela me plaît beaucoup. Il s’agissait aussi de dire Pasolini à travers la forme du reportage littéraire qui reprend une obsession justement très pasolinienne de raconter la réalité. Il faut rencontrer les hommes davantage que les idéologies, dépasser les querelles de drapeaux et de marie. J’ai appliqué ce même procédé dans les Âmes simples, puisque je rencontre des gens bien réels, et je ne crois pas qu’aujourd’hui je sois capable de créer les personnages de toutes pièces. Il me les faut devant moi, il faut que je les rencontre. Après, sur ces modèles d’écrivain, on pourrait évoquer Albert Camus, qui m’a beaucoup marqué. Il y aurait beaucoup de rapprochements à faire d’ailleurs entre Pasolini et Camus : le rapport à la mère, aux origines mais aussi une certaine façon de s’engager, de s’embarquer dans le monde et de le saisir à travers une écriture solaire.
Une écriture orageuse
Zone Critique : Comment articulez-vous votre pratique de l’écriture à votre vie, et surtout avec vos voyages ?
Pierre Adrian : Mon rapport à l’écriture est très conflictuel. Je suis quelqu’un de très fainéant, et l’écriture est pour moi vraiment un travail, ce n’est pas du tout une libération. À vrai dire, j’écris assez rarement. Ces livres viennent après des moments d’errance, de grand silence…Pour se mettre à écrire, il faut avoir quelque chose à raconter, et pour avoir quelque chose à raconter il faut forcément vivre et se laisser vivre. Et je crois beaucoup à ça. Et si je n’ai rien à dire, si je n’ai rien à écrire, je ne vais pas me mettre à faire un roman, comme ces romanciers à qui on demande dans les grandes maisons d’écrire un roman par an, cela n’a aucun sens. C’est détruire l’imagination, condamner l’imagination. Il faut se laisser avoir par la vie, se laisser avoir par l’homme et y aller ; et moi, je suis tombé dans cette vallée d’Aspe et c’est pour cela que j’ai écrit Des âmes simples. Pasolini, je suis tombé dessus, c’est pour cela que j’ai écrit ce livre… il faut vivre avant tout. Mais on se laisse aussi avoir en fait ; on prend le temps. C’est comme un voyage qu’on fait sans GPS ou avec GPS… Et si on pousse les choses, sans l’autoroute ou avec. Si vous enlevez l’autoroute et vous enlevez le GPS, vous avez vraiment moyen de vous perdre…
Zone Critique : Une certaine angoisse perce parfois la surface du récit, et à ce propos j’aimerais vous faire réagir sur cette citation extraite du Métier de vivre de Pavese, du 19 septembre 1938 : « Les hommes qui ont une vie intérieure orageuse et qui ne cherchent pas par un soulagement par la parole ou dans l’écriture, sont toujours des hommes qui n’ont pas une vie intérieure orageuse. » Ainsi je me permets de vous demander : avez-vous une vie intérieure orageuse, et est-ce que c’est celle-ci qui vous guide dans l’écriture ?
Écrire c’est accepter les silences, c’est accepter de se regarder, de regarder à l’intérieur ; c’est s’accepter soi, s’accepter en tant que soi.
Pierre Adrian : Oui, je pense que j’ai une vie intérieure orageuse, mais qui veut dire aussi que j’ai une vie intérieure qui peut aussi être très désertique et silencieuse… parce qu’entre les orages il y a aussi le silence, l’ennui, la somnolence… Oui, tout dans ma manière d’appréhender l’écriture, d’appréhender les gens, passe d’abord par l’intérieur, et en effet, l’angoisse et l’anxiété sont les maladies de l’intérieur. Écrire, c’est justement jouer avec l’angoisse et l’accepter. L’angoisse s’éteint par l’action, et on peut dire qu’écrire c’est agir ; mais non, justement, écrire ça apporte la réflexion, ça apporte la torture. Pour moi écrire ce n’est pas ça qui me libère de mes angoisses, l’anxiété s’étouffe par l’action, par le bruit, alors qu’écrire c’est accepter les silences, c’est accepter de se regarder, de regarder à l’intérieur ; c’est s’accepter soi, s’accepter en tant que soi. C’est ça l’angoisse…
La rabbia de la techno
Zone Critique : Dans La Piste Pasolini, il y a un passage très surprenant où vous parlez de la musique techno, parce que dans le reste du livre vous allez chercher chez Pasolini une certaine nostalgie des langues locales, des campagnes, des enfants qui montent aux arbres, qui savent construire des choses, qui ne savent pas forcément lire et écrire mais qui ont appris par une sorte d’enracinement. Il y a d’ailleurs quelque chose d’assez amusant, et on voit qu’il peut y avoir une fusion sur ces thèmes-là entre des auteurs comme un Pasolini et un Pierre Boutang, par exemple, entre des auteurs très différents, très à gauche comme très à droite, et en même temps… vous avez cette manière d’exalter ces caves technos à Rome. Est-ce que ce n’est pas un peu contradictoire d’exalter la techno et ces boîtes où personne ne s’entend, personne ne se parle, personne ne se voit… Que voulez-vous dire en écrivant ce passage sur la musique électronique ?
Pierre Adrian : Je l’ai écrit parce que la techno, c’est ma musique… C’est la musique que j’écoute, je ne vais pas dire le matin quand je me réveille, parce que ce serait un peu provocant, mais c’est la musique de mon époque, celle qui raconte mon environnement. Une musique c’est encore une fois un paradoxe ; aimer la techno et lire, mettons, du Leopardi, oui c’est paradoxal… Il y a dans la techno une rage et une douceur, ce qu’on trouve aussi chez Pasolini. Il y a un rapport au corps, dans la danse de ces musiques-là, très tribale, parfois un peu barbare, qui me plaît beaucoup… Et ce rapport aux marges, qui m’attire. Bon, c’est une musique un peu en vogue, donc aujourd’hui, c’est différent, ça s’est un peu étalé, mais c’est très pasolinien, que ce qui est en marge devient commerçant, devient corrompu. Mais pour avoir fait des soirées dans des friches, même celles que j’ai pu voir à Rome, où on est amené justement à rencontrer… tous les milieux sociaux se rencontrent, il y a un rapport au corps très libéré et quelque chose de très en marge de la société. Et sur la musique en tant que telle, je la trouve très énigmatique, vaporeuse mais c’est également un moyen d’évasion. On y trouve quelque chose d’incantatoire, d’obsédant…et de douloureux aussi. Mon attirance dans les arts va très souvent vers des choses qui sont douloureuses ou tristes.
Zone Critique : Est-ce que vous auriez un ou deux groupes à nous faire écouter ?
Dans la musique techno, il y a un rapport au corps, très tribale, parfois un peu barbare, qui me plaît beaucoup…
Pierre Adrian : J’aime beaucoup la scène romaine, et celle de Stockholm, et j’ai des amis justement qui sont de grands fans de techno et qui en produisent… Donc un de mes amis justement qui s’appelle Nima Khak et un Italien que j’aime beaucoup qui s’appelle Fabrizio Lapiana . Mais il faut avoir cet appétit pour la danse, cet appétit pour se laisser porter… Il y a quelque chose de très méditatif dans la techno. On reproche souvent aux soirées technos d’être des lieux où les gens dansent seuls, et c’est précisement ce qui me plaît. La danse peut également s’effectuer à plusieurs, pas nécessairement à deux, on n’a pas besoin de se toucher, on sait qu’on est avec l’autre, et puis à la fois il y a aussi l’introspection, ce regard intérieur. Moi je me pose beaucoup de questions en écoutant de la musique techno justement.
Zone Critique : Toujours à propos de la techno, vous dites dans votre livre que c’est une musique issue des quartiers pauvres de Detroit et que Pasolini aurait aimé s’exprimer en musique plus qu’en poèmes, livres, films finalement… et que vous, ça vous fait autant d’effet que la musique classique. Avez-vous retrouvé ce rapport de la musique avec Pasolini en déambulant sur ses traces, y a-t-il une musique Pasolini ?
Pierre Adrian : Dans ses choix, dans ses films, il y a des choix musicaux qui nous marquent. Quand on regarde L’Évangile selon Saint-Mathieu, il y a ce grand classicisme, Bach, Mozart, et puis tout d’un coup ce negro spiritual au moment de l’arrivée des mages à la crèche qui vient d’un coup casser ce rythme-là… Pasolini est un amoureux de la musique. Et surtout, ce que j’aime dans cette opinion qu’il a de la musique, cette manière de dire « j’aimerais finir ma vie en étant compositeur de musique parce que c’est pour moi l’art le plus expressif ». Ce serait une façon de reconnaître que la musique nous atteint sans mots ni images, et c’est peut-être le suprême pouvoir de la musique. Pourtant, une grande importance est également apportée au silence. C’est une façon de raconter une réalité. Aujourd’hui tous nos films sont complètement bombardés de musique, dans certains films le silence n’existe plus, il y a toujours une musique d’angoisse, une toile de fond… Dans les films de Pasolini on laisse la place aux hommes et au langage.
Entretien mené par Pierre Chardot, Yves Delafoy, Sylvain Métafiot et Pierre Poligone.
Propos retranscrits par Pierre Poligone et Fanny Deffarges.