Citati Pietro
Dans les pages lumineuses et alertes de son dernier essai consacré à Cervantès, Pietro Citati nous guide d’une main sûre parmi les détours infinis du Don Quichotte, et dessine une nouvelle carte pour nous aider à comprendre comment le «livre des livres»  pose la question du réel, de la littérature et de son interprétation. 

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Pietro Citati prouve combien le « Don Quichotte » de Cervantès reste un livre inépuisable. Dans ce roman matrice d’un genre qui jusque là piétinait mais qui conserve de l’épopée une force de chant renversant et mystique (sous certains aspects), surgit un aspect farcesque de première importance puisqu’il s’agit là d’une vaste épopée à l’envers de la chevalerie.

Cervantès y mélange le rire à la douleur à travers son célèbre héros à « la triste figure », Don Quichotte. Celui-ci fascine l’auteur italien qui commente à sa manière cette symbiose de l’ancien et du moderne présente dans l’oeuvre du romancier espagnol. Pietro Citati est séduit par la manière dont Cervantès décale au besoin des plis de la robe de Dulcinée du Toboso, ou ceux des hauts de chausse du héros, amoureux platonique et brûlant de la belle.

L’essai de Pietro Citati parvient à nous montrer comment Cervantès procède pour amonceller de multiples ombres sur le dos de son héros : celui-ci plonge en effet dans les chausse-trappes qu’il à lui-même dressés en son esprit dérangé par des lectures de quêtes improbables prises au pied de lettre.

Les mots de Cervantès ne font donc rien que constater les dégâts causés par un héros qui navique entre le « qui je suis » et le « si je suis » chers à Beckett. Ecrire comme le fait Cervantès, rappelle l’Italien,  est toujours  croire à la vie mais dans un sens particulier. Face à un héros passablement dérangé et son Sancho qui tente de la ramener à la réalité, le roman dans sa farce caustique appelle à l’éveil et à la lucidité du lecteur au sein même d’une série d’aventures toutes en fractures, merveilles et absurdités. Et son essai dessine une nouvelle carte pour comprendre comment le Don Quichotte pose la question du réel, de la littérature et de son interprétation.  N’oublions pas qu’à l’époque celle-ci avait la force que les images peuvent avoir aujourd’hui sur des esprits faibles.

Pietro Citatit parvient à prouver dans son essai combien l’aventure romanesque du maître et de son serviteur fascine toujours : celle-ci revivifie en effet certains « stimuli » qu’une œuvre littéraire peut produire, et Cervantès est ainsi l’un des premiers à comprendre le pouvoir cathartique du rire. Mais l’auteur italien ne s’arrête pas la, et nous initie également à des lectures plus secrètes de l’oeuvre.

En effet, dans son roman, Cervantès propose une critique d’un monde tout en créant une expérience perceptuelle particulière et que Citati souligne : Cervantès invente un espace littéraire nouveau, tissé d’étrangeté mais aussi de proximité, à travers son couple d’opposés. De meme, le romancier espagnol renonce aux formes romanesques prévisibles pour entrainer ses lecteurs vers un plaisir inconnu et qui nait du mélange entre la fiction et son commentaire (Diderot et Sterne entre autres retiendront la leçon).

Roman d’amour organique

Le roman reste aussi « un roman d’amour organique » mais sans organes visibles. Si bien que ce n’est plus seulement l’imaginaire de l’auteur mais celui des lectrices et lecteurs qui se met à bouillir dans la gangue d’une telle farce sublime.

Comme son objet, cet essai propose et provoque un face à face perpétuel avec le monde comme avec la littérature.

Citati révisite chaque aventure de ce roman de l’incertitude et qui reste le premier road movie, en compagnie d’un héros qui croit traverser les apparences en une épopée dérisoire et désopilante. L’essaysiste italien apprend aussi comment, au-delà des apparences narratives, il faut cheminer en compagnie des fantômes du fantôme de la Mancha, engoncé plus que son pays au sein d’ombres appesanties.

Comme son objet, cet essai suscite une réflexion, propose et provoque un face à face perpétuel avec le monde comme avec la littérature. Renaît à la lumière du héros de Cervantès la pâleur laiteuse de ses erreurs qui sont un peu les nôtres. Car le personnage est un miroir certes déformant mais miroir tout de même, impudique et pudique, drôle et tragique. S’y concentre le feu des illusions. Il brûle aussi au centre de nous. C’est pourquoi lire le Quichotte et l’essai reste un devoir. Mais un plaisir tout autant.

  • Don Quichotte, Pietro Citati,  Trad. de l’italien par Brigitte Pérol, coll. L’Arpenteur, Gallimard, 2018.