La première création du Groupe Caute, Prélude à l’homme sans qualités, mise en scène par Julien Vella, fait revivre avec effronterie, révolte, ironie et rage les figures typiques et pathétiques qui peuplent le roman. Elle est librement inspirée du roman-somme de l’Autrichien Robert Musil, L’Homme sans qualités, publié en deux tomes en 1930 et 1932 mais demeuré inachevé. L’action se déroule à la veille de la Première Guerre mondiale, une époque où les nationalismes s’imposent avec force, où l’antisémitisme progresse à grandes enjambées et où le militarisme s’allie à un goût marqué pour la répression violente. Les idées d’extrême droite s’y diffusent rapidement, imprimées en lettres noires dans les journaux, circulant sur les tracts et s’exprimant dans la bouche des citoyens.

Caute sonne comme un avertissement : celui d’être attentif et de rester prudent quand le chaos, et avec lui le nihilisme, s’installent, hier comme aujourd’hui.
Après une ouverture musicale où résonne un accordéon faisant signe à la fois vers l’Autriche du roman de Musil et vers les idées plus générales de folklore et de tradition, trois comédiens – Gulliver Hecq, Yanis Boufferache et Thomas Stachorsky – entrent sur le plateau. Ce dernier est construit comme une scène sur la scène – un rectangle de trois côtés, ouvert sur les gradins – et les comédiens poussent un piano sur la moquette grise. Mais ils butent sur un pli de la moquette, sur une aspérité, sur un amas inattendu de matière. Ils butent comme on se prend, en allumant sa télévision et sa radio ou en scrollant sur son téléphone, la réalité en pleine face. Pourtant, grotesques et pitoyables dans leurs vêtements trop étriqués ou trop amples, les trois hommes sont des pantins, ils s’obstinent à buter dans le pli de la moquette. Et le piano et l’art n’avancent pas, quand les trois hommes s’obstinent à prendre la réalité toujours de face et à refuser d’opérer la petite révolution, celle d’un quart de tour, qui donnerait sa place au piano, celle qui ferait résonner la musique, celle qui mettrait les choses en mouvement. Cette scène d’ouverture, différente de l’incipit de Musil, livre les codes d’une pièce profondément humaniste qui sonne comme un appel à l’engagement et aux tentatives contre le nouveau nihilisme.
Ce nihilisme, bien différent de celui développé par Nietzsche dans La Volonté de puissance, puis repris dans Le Gai Savoir et Généalogie de la morale, se manifeste par une résilience répétée partout et à tout-va pour justifier sa propre sidération et sa propre inaction.

Au commencement est, sera et devra être le geste

Car si le spectacle Prélude à l’homme sans qualités ne cherche pas à adapter à tout prix le premier tome du roman de Musil (même si les titres des trois parties sont repris), il n’en demeure pas moins que le parallèle entre l’Autriche de 1913 et la France de 2025 s’avère d’une perspicacité indéniable. Se trouve ainsi disséminée tout au long de la pièce une succession de références directes à l’actualité la plus contemporaine et la plus meurtrière : les guerre aux portes de l’Europe qu’on se plaît, pour se rassurer et se déresponsabiliser, à croire lointaines, la fracture de la société, gangrénée par le repli identitaire et la montée des idées xénophobes, racistes et réactionnaires de l’extrême-droite, l’hyper-individualisme et l’âgisme d’une Europe sénile cherchant à se prouver qu’elle peut encore bander en tenant ou en vendant des armes. Organisée comme une succession de saynètes mettant en scène des personnages-types dans leur logorrhée perpétuelle qu’ils traînent comme une méchante toux, la pièce allie, comme chez Musil, la narration empreinte d’ironie, voire ici de grotesque et de sarcasme, et la réflexion, sinon métaphysique, du moins sociologique, sur le monde tel qu’il tourne (ou n’a jamais vraiment tourné depuis l’essor crasse du capitalisme et de son corolaire fréquent, le nationalisme) : sans les hommes, et sur les hommes qui pensent vainement qu’ils font ou devraient faire tourner le monde.

“Ce nihilisme, bien différent de celui développé par Nietzsche dans La Volonté de puissance, puis repris dans Le Gai Savoir et Généalogie de la morale, se manifeste par une résilience répétée partout et à tout-va pour justifier sa propre sidération et sa propre inaction.”

Dénonçant à de nombreuses reprises le matérialisme capitaliste et ses avatars dans la pensée petite-bourgeoise et le militarisme, le spectacle du Groupe Caute est cependant une expérimentation, deux heures durant, de...