Avec son spectacle, Re Chicchinella qu’elle présente à La Colline du 7 au 29 janvier 2025, la metteuse en scène, comédienne, cinéaste et fondatrice de la compagnie Sud Costa Occidentale, Emma Dante, vient conclure sa trilogie inspirée du Conte des contes du nouvelliste napolitain du XVIe siècle, Giambattista Basile. Dans ce dernier volet qui succède à La Scortecata et Pupo di zucchero, accueillis au printemps 2023 toujours à La Colline, la Sicilienne livre une critique acerbe du pouvoir, de ceux qui le convoitent, de ceux qui le possèdent et de ceux qui en profitent, en un mot, une critique acerbe d’une humanité qu’elle pousse à se regarder dans le miroir.
Ça chuchote, ça jacasse, ça piaille : le spectacle Re Chicchinella d’Emma Dante s’ouvre sur une basse-cour toute anthropomorphique qui rappelle l’univers des contes et des apologues où les travers des hommes sont saisis et grossis par les traits d’animaux avec lesquels finalement ils n’ont plus tellement de différences. Le Roi Poule (Re Chicchinella en napolitain), campé par Carmine Maringola, s’avance au plateau, accompagné de deux serviteurs aussi peu dégourdis que diplomates, qui viennent procéder, comme tous les mercredis, à la toilette du roi, selon un rituel bien théâtral et qui donne d’emblée le ton du spectacle. L’heure sera à la farce noire, au grotesque grinçant, à la bouffonnerie baroque.
Ouvrir les yeux, expulser le mal
En se saisissant une nouvelle fois de l’un des contes cruels qui constitue le recueil du Conte des Contes de Giambattista Basile, Emma Dante donne à voir toute la bassesse des hommes, sans jamais pourtant, à l’instar du nouvelliste napolitain, ne livrer de jugement, ni adopter un ton moralisateur. Le Roi Poule, en pleine partie de chasse, est pris d’une envie pressante de déféquer et choisit les plumes douces et soyeuses d’une poule qu’il croit morte pour essuyer son derrière. Manque de chance pour lui, le volatile n’est pas mort et le mord avant de venir dévorer ses entrailles et s’installer dans le fondement royal. Depuis, le Roi cohabite avec cette poule qu’il a en lui et qui lui fait pondre, chaque jour, un œuf d’or, pour le plus grand bonheur de la cour et du royaume qu’on devine, par une esthétique du plateau nu, en pleine faillite. Conscient de l’intérêt cupide de ses sujets pour sa personne, le Roi Poule décide alors de jeûner, se privant et privant sa cour de ce trésor quotidien, tout en cherchant par tous les moyens à expulser la poule, et avec elle, l’or, ce fléau qui pourrit le pouvoir, celui qui le détient, ceux qui le convoitent, ceux qui s’y soumettent et ceux qui le subissent.
Emma Dante élabore une triade intéressante entre humanité, corps et théâtre, flirtant toujours avec le charnel, le bestial et le cruel.
Le jeu de Carmine Maringola, d’une grande corporalité, donne à voir la lutte charnelle et le corps (royal) à corps (social) d’un Roi qui se tord de douleur, qui se contorsionne, se contracte et convulse. Le pacte diabolique est pourtant ici exempt de l’ange déchu : le pouvoir est une maladie humaine qui réveille l’animal qui est en nous, le mal qui est en nous. Le Roi, pas plus que sa (basse)-cour ni que la Reine, incarnée par une Annamaria Palomba, froide, rigide et calculatrice, ne sort indemne ; tous apparaissent bouffons, excessifs, viles, cupides et arrogants. Le corps prend toute la place au plateau qu’il vient saturer, étouffant les voix, rendant caduque et vaine toute tentative de justification. L’usage du corps dans l’esthétique d’Emma Dante rappelle la tradition de la commedia dell’arte dans laquelle le masque est central, et en particulier la figure napolitaine de Polichinelle, née dans un œuf et incarnation du héros désenchanté, celui que l’humanité déçoit. Pourtant, la Sicilienne va encore plus loin que le spectacle de masques, lui-même une mécanique, lui-même une convention parfois factice et même hypocrite. Chaque détail participe à l’élaboration d’une image qui doit troubler...