La metteuse en scène Elise Noiraud s’empare de l’œuvre cinématographique de Laurent Cantet, Ressources Humaines,et fait vivre sur la scène des Plateaux Sauvages une fresque familiale, sociale et profondément politique. 

Le spectacle commence, les sept comédien.ne.s se placent en V sur scène, au centre le fils – interprété par Benjamin Brenière – énumère tous les souvenirs qu’il a de son enfance dans sa ville natale. Ce fils qui est parti vivre à Paris pour de brillantes études revient, là où il a grandi, faire un stage dans le service des ressources humaines dans l’usine où travaille son père, sa sœur, son meilleur ami. L’usine de ses madeleines de Proust, ses origines. La scène d’exposition permet de cerner directement l’esthétique et les enjeux de la pièce : dans la petite histoire se tricote la grande.

Ces petits rien qui sont tout

Dans la petite histoire se tricote la grande.

S’inspirer du film presque documentaire de Laurent Cantet pose d’emblée la question du réalisme. En adaptant le scénario sur une scène, la question de la crédibilité des personnages et des lieux paraît primordiale. Comment faire éprouver aux spectateurs les atmosphères, les mondes qui s’entrechoquent sans glisser dans une caricature ? La réponse se trouve dans la virtuosité des comédien.ne.s et leur capacité à capter et à restituer des gestes quotidiens avec une grande finesse. Si la scénographie est très épurée, avec deux tables et quelques chaises seulement, les acteur.ice.s rendent immédiatement palpables les liens, les affects, les histoires et les classes sociales. La mise en scène se fait alors par l’évocation : dans la cuisine, le fils regarde la mère qui épluche des pommes de terres imaginaires, ou à l’usine il regarde les gestes automatiques du père qui travaille sur sa machine.

Le geste qui semble si petit dit beaucoup. La mère, invitée au restaurant par son fils pour fêter une promesse d’embauche, appelle timidement des serveurs pressés pour demander l’addition. Ses “s’il-vous-plaît ?” sont menus, gênés, habitués à être ignorés, persuadés de ne pas être dignes d’intérêt. Le fils, excédé, appelle une fois les employés qui s’exécutent immédiatement. La scène continue son cours, comme si rien ne s’était passé. Tout au long du spectacle, la somme de ces multiples micro-humiliations, agressions, viennent nourrir notamment le personnage du père. Cet homme incarne une figure simple du travail bien fait, du “comme il faut”, de l’employé soigné, de la honte enfouie, de l’assurance de ne pas valoir beaucoup et de ne pas savoir dire. L’acteur François Brunet est d’une grande justesse dans un tempo presque à contretemps, un regard inquiet d’avoir fauté, une immobilité pétrifiée face à son monde qui s’écroule.

(c) Pauline Le Goff

Faire machine arrière ?

Les espaces de jeu sont clairement définis, on n’en sort pas, c’est une machine huilée, chaque chose à sa place.

Le spectacle offre une impression de mouvement immobile, avec un grand contraste entre les nombreuses allées et venues, les entrées et sorties rythmées, le ping-pong des scènes qui investissent l’espace. Les spectateur.ice.s regardent tour à tour des petites capsules de dialogue entre le fils et le patron, le fils et son meilleur ami, le fils et le beau-frère… Les scènes s’enchaînent et donnent le sentiment d’une course, d’une urgence, presque comme une enquête policière, il faudra à la fin savoir qui a tué. Et pourtant, dans ces capsules scéniques, les corps sont très fixes avec de nombreuses adresses en avant-scène au public, presque comme des photographies de famille. Rien ne traverse, ou presque, les lieux ne semblent pas perméables. Les espaces de jeu sont clairement définis, on n’en sort pas, c’est une machine huilée, chaque chose à sa place.

L’ascenseur social du self-made man tombe en panne. Le fils bifurque, s’échappe des engrenages et veut autre chose.

Alors, l’histoire aurait pu être, un fils que tout destinait à être ouvrier, s’émancipe et devient cadre, pour la plus grande fierté de ses parents. Il rompt le déterminisme social entretenu par celles et ceux qui refusent les changements et entretiennent leurs privilèges et celles et ceux qui n’ont jamais soupçonné que le monde pouvait se repenser. Mais l’ascenseur social du self-made man tombe en panne. Le fils bifurque, s’échappe des engrenages et veut autre chose. Cette pagaille créée par l’ambivalence de la position du fils ajoute encore plus de tension et de rupture. Si la photographie initiale des personnages face public laissait à penser qu’ils étaient les acteur.ice.s d’une histoire linéaire, les directions se troublent et les collisions n’en sont que plus grandes.

Le public se fait lui aussi prendre dans ce chaos d’un monde retourné : des personnages comme celui de la syndicaliste – incarnée par Julie Deyre – est tout d’abord très sympathique, lisible, presque caricatural, puis devient agaçant, dépréciable avant de redevenir attachant et nécessaire. Le fils aussi, qui incarne un rôle précieux et rare du médiateur et du tisseur de pont, se bute finalement à ses propres préjugés et finit par broyer son père en voulant le sauver du monde qui le domine.

Dans une économie de moyens, avec une finesse du geste, par une grande crédibilité des acteurs et actrices, Elise Noiraud rend passionnante, tragique et sublime une histoire de famille. Des enjeux politiques qui ne disent pas leur noms, pressurisent des liens, instrumentalisent des êtres et font voler en éclats, le temps d’une grève, ce qui a toujours été.

Pauline Crépin

(c) Pauline le Goff
  • Ressources humaines, mise en scène d’Elise Noiraud, d’après le film documentaire de Laurent Cantet, aux Plateaux Sauvages (Paris) jusqu’au 22 octobre 2022
  • Tournée : Théâtre de Gascogne (40) 15 et 16 novembre, La Manekine (60) 9 décembre, Le Sel – Sèvres (92) 3 février, Studio-Théâtre de Stains (93) 9 et 10 février; Le Quatrain (44) 3 mars; Théâtre du Château (76) 9 mars; La Grange Dîmière (94) 11 mars; Théâtre André Malraux (92) 14 mars; Maison du Théâtre et de la Danse (93) 25 mars; Espace Paul Jargot (38) 7 avril; Théâtre de Marcoussis (91) 12 mai.

Crédit photo : (c) Pauline le Goff