Dans sa création 2024, Skinless, présentée à la Villette dans le cadre du Festival d’Automne, Théo Mercier, sculpteur et metteur en scène, repousse les limites de l’installation et de la performance dans un ballet sensuel où les corps désirants se mêlent, se poussent et s’attirent sur les décombres et les restes d’un monde puant, pestilentiel, pourri mais provisoire.

Skinless de Théo Mercier

Lorsque les spectatrices et spectateurs pénètrent dans la Nef Sud de la Grande Halle de la Villette, ils ne tardent pas à découvrir face à eux des sculptures monumentales faites de déchets, et notamment de canettes – plus de 9 tonnes de détritus sont nécessaires pour réaliser l’installation, que Théo Mercier se procure directement dans la ville où l’on donne le spectacle, s’épargnant le coût et l’empreinte carbone de l’acheminement d’un décor – qui viennent esquisser les contours d’une expérience sensorielle forte, les odeurs putrides venant s’ajouter aux bruits métalliques et ferrailleux des canettes que les spectateurs foulent, piétinent et écrasent en s’avançant. Lors d’une première halte, ils découvrent Bruno Senune, comme un nouveau Dionysos sous crack ou un Narcisse sur échasses en quête d’une beauté perdue du monde, qui amorce, pour le public resté debout, les pas d’une transe saccadée. Ses mouvements nerveux et métalliques disent une humanité en pièces, décomposée, farouche et même hostile. Il escalade les blocs de déchets, s’y agrippe, s’y agite comme dans une danse macabre où l’on chercherait à retrouver les morts, à invoquer les fantômes, à rappeler des souvenirs enfouis. 

Assister aux fragments d’un souvenir amoureux

Rapidement, après ce premier moment, le spectateur est convié, par des lumières blanches et basses qui s’allument au-dessus d’un ring fait de morceaux de carton et de papier à recycler, à se déplacer, poursuivi par les mouches et moucherons qui voltigent dans la salle et rappellent sans cesse l’absence de ce qui n’est déjà plus, de ce qui reste après tout et malgré tout, après la fin et malgré la fin. Là, sous le regard de Dionysos cracké, dieu incapable d’être encore à la fête autrement que par sursauts comme un fol médiéval ou shakespearien, surgissent de sous les tas de cartons les corps de Maxime Thébault et d’Aurélien Vieillard, recouverts d’une combinaison en latex, comme le sont du reste leurs visages, les faisant apparaître comme ces luchadores mexicains qui se livreraient à un nouveau combat. Entouré par le public rassemblé autour du ring, se joue ainsi la lutte pour l’amour, avec sa fusion, son attraction, sa répulsion et ses métamorphoses. Au-dessus du ring, les lampes passent parfois au rouge, comme celles d’un incubateur qui chercherait à faire grandir, à laisser croître ce qui se profile, à faire naître ce qui est encore timidement en germes. 

Soumis aux regards des spectatrices et des spectateurs, eux-mêmes soumis aux conditions mêmes de la représentation dans laquelle, debout, ils engagent littéralement leurs corps sur près d’une heure, les deux comédiens cherchent peu à peu à se débarrasser de cette seconde peau, à s’émanciper du poids accablant des souvenirs pour les accueillir comme ceux qu’ils sont : des restes, des traces, des témoignages. Naissance d’une romance sans paroles, Skinless retourne à ce que l’amour a d’essentiel, a ce que l’amour a de corporel, de charnel, à ses manifestations physiques. Les deux hommes s’attaquent, cherchent à se mordre, à se dévorer ; ils cherchent à se faire tomber, à se faire chavirer ; ils cherchent à fusionner ; ils cherchent à ne faire qu’un et même à n’être qu’un, ils cherchent à devenir la nécessité de l’autre. 

Les deux comédiens sur le ring s’engloutissent sous les amas de carton avant de resurgir, comme rappelés par l’attraction du corps de l’autre, et même par un certain assujettissement au corps de l’autre.

Le corps, la matière, le désir

La seconde peau de latex et d’une blancheur diaphane que revêtent les deux comédiens répond directement aux teintes des cartons qui construisent le ring. Cette correspondance précipite les spectateurs dans une représentation de la corporalité. Tout, semble nous dire Théo Mercier, n’est qu’affaire de matière, qu’affaire de corps, qu’affaire d’attraction de la matière, qu’affaire d’attraction des corps. Tout : des détritus du décor, qui n’en est déjà plus un, aux corps mouvants des trois comédiens, constitue la promesse ou le souhait d’un retour à la matière. Les deux comédiens sur le ring s’engloutissent sous les amas de carton avant de resurgir, comme rappelés par l’attraction du corps de l’autre, et même par un certain assujettissement au corps de l’autre. La gaucherie de leurs premières étreintes, leur maladresse, tout comme ce morceau de papier qu’ils mâchent tous deux à l’une de ses extrémités pour parvenir à se donner un baiser, entrent en résonance avec cette combinaison de latex qu’ils cherchent mutuellement à s’arracher. 

Skinless de Théo Mercier

De cette première mue naît la seconde, celle qui s’éprouve et s’inscrit sur les corps mêmes et sur la peau des deux comédiens, alors marquée et rougie par le passage de leurs doigts et de leurs mains, par la violence de leurs étreintes. Malgré son titre apparemment privatif, Skinless, le spectacle de Théo Mercier n’a rien d’une ode au dépouillement. C’est un éloge aux mues, aux transformations et aux métamorphoses, comme celles que l’on retrouve dans les cycles de la nature ou dans ceux de la lune, celle-là même qui résonne dans le titre « Tonada De Luna Llena » de Caetano Veloso entonné dans des notes cristallines qui viennent clore le spectacle et qui rappellent que personne, sinon la lune, ne voit jamais vraiment l’étreinte secrète et charnelle des amants.

  • Skinless, à la Grande Halle de La Villette à Paris du 21 novembre au 8 décembre 2024 dans le cadre du Festival d’Automne, au Volcan, Scène nationale du Havre, les 13 et 14 mars 2025 et aux Subs, à Lyon, dans le cadre de Transforme / Fondation d’Entreprise Hermès, du 2 au 4 avril 2025.
  • Conception et mise en scène : Théo Mercier
  • Scénographie : Théo Mercier, Florent Jacob, François Boulet
  • Collaboration artistique et dramaturgique : Florent Jacob
  • Collaboration artistique et chorégraphique : Anna Chirescu
  • Interprété et créé en collaboration avec Bruno Senune, Maxime Thébault, Aurélien Vieillard
  • Composition sonore : Pierre Desprats Costumes : Théo Mercier, Colombe Lauriot Prevost
  • Accessoires : Etienne Marc
  • Création lumière : Théo Mercier, Florent Jacob, François Boulet
  • Régie générale : François Boulet, Sara Ruiz Marmolejo
  • Avec la collaboration de l’équipe technique du TNB. 
  • Production et diffusion : Alma Office – Alix Sarrade
  • Administration : Charlotte Cancé. 
  • Crédit photo : © Erwan Fichou