Au théâtre des Déchargeurs, la jeune compagnie L’Onde adapte la pièce Gênes 01 de Fausto Paravino sur les émeutes et la répression du contre-sommet du G8 de 2001, en écho avec le texte Entre les deux il n’y a rien de Matthieu Riboulet. Une pièce radiophonique puissante et intensément politique, sur les violences passées et les corps présents.
Ils et elles sont six sur le petit plateau des Déchargeurs, quatre assis.es à deux tables, une sur un tabouret en arrière plan, un dernier sur le côté, au son. Devant toutes leurs lèvres, des micros, dressés ou suspendus. Sérieux, ils et elles nous regardent. L’exiguïté de l’espace impose une forme d’urgence et de confession, nous intime le silence et l’écoute. Comme un studio de radio quelques secondes avant le direct. La simplicité du dispositif, frontal et dépouillé, signale d’emblée l’exigence qui nous tient : celle des faits et des mots. Comédiens et comédiennes ? Certainement, mais autre chose aussi : chroniqueuses, enquêteuses, porte-paroles, témoins, poètes.La simplicité du dispositif signale d’emblée l’exigence qui nous tient : celle des faits et des mots.
Des années de plomb en Italie, où le terrorisme d’extrême-droite comme d’extrême-gauche servit de justification à un climat de violence politique et de d’autoritarisme étatique, jusqu’aux années récentes en France, où « mouvement social » ne se conjugue plus sans « violence policière », la compagnie situe sa chronique dans ce lancinant (et non-exhaustif !) cortège de la répression, où coups de matraques et grenades lacrymogènes répondent aux cris anti-systèmes et aux pavés. Au milieu, « entre les deux », précisément, il y a Gênes, juillet 2001. Sommet du G8 et ses apôtres : Bush, Blair, Berlusconi, Poutine, Chirac, etc, d’un côté. Contre-sommet altermondialiste et ses centaines de milliers de militants, ses dizaines d’ONG, ses espoirs et sa colère, de l’autre. Trois jours de messe globaliste et de sacrifice sanglant, avec en point d’orgue, le meurtre de Carlo Giulani, 23 ans, étudiant génois tué par un carabinier de 3 ans son cadet : ou comment « mourir en guerre dans un pays en paix ».
Une communauté d’écoute
Le texte de Fausto Paravino, Gênes 01, adapté par la compagnie L’Onde et mis en scène par Manon Ayçoberry, est précis, acéré : il dit les faits, énumère les chiffres (18 000 policiers, 300 000 manifestants, 1 mort par balle, 93 passés à tabac dans leur sommeil…), rapporte les petites phrases des uns (« Légitime défense » ; « It’s a tragedy ») et les slogans rageurs des autres (« Vous êtes 8, nous sommes 6 milliards ! »), relate l’extraordinaire. On a le souffle coupé en entendant l’horreur et l’absurdité des événements, ainsi que le cynisme et le mépris qui caractérisent le comportement de la police et des dirigeants. Derrière leurs micros, les comédiens et comédiennes, yeux plantés dans les nôtres, sont une énorme caisse de résonance, amplifiant tout ce qui les traverse et nous atteint, nous laissant hébétés : le choc, la stupéfaction, l’incompréhension, la désolation, le dégoût.
Le dispositif radiophonique écarte toute théâtralité : nous sommes bien dans le réel, et à cette réalité-là, impossible d’échapper.
Le dispositif radiophonique écarte toute théâtralité : nous sommes bien dans le réel, et à cette réalité-là, crue et cruelle, impossible d’échapper. Sans théâtralité, mais pas pour autant sans mise en scène : un remarquable travail sur le son, à partir de musiques originales, d’archives radiophoniques et d’ambiances sonores, donne du relief à la chronique. Dans cet espace confiné, ce dispositif, loin de créer de la distance avec le public, contribue à l’inclure. Le micro de radio donne à chaque intervention la valeur d’une information partagée ; une écoute collective s’installe dans les silences ou dans le bruit de la pluie, une communauté de douleur se forme à travers les regards, les sourires, les soupirs. A la violence de l’histoire répond la douceur du moment.
Échos d’une jeunesse militante
Dans leur retenue et leur intensité face à ce déferlement de violence, on perçoit les échos des jeunesses militantes, leurs doutes, leurs questionnements.
La pièce ne reste cependant pas dans le seul cadre de la leçon d’histoire ou du reportage journalistique. Entre les lignes du texte de Fausto Paravino sont en effet intercalés des extraits de celui de Matthieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, paru en 2015. Ces passages, plus poétiques, ouvrent des brèches dans la chronique, résonnant avec les événements d’hier et d’aujourd’hui. Et, dans les corps des acteurs et actrices de la compagnie L’Onde, les doux et justes Manon Ayçoberry, Clément Berthou/Thibault Brouzès, Fanny Doucet, Pasiphaé Le Bras, Audran Morancé et Louise Quancard, dans leur retenue et leur intensité face à ce déferlement de violence, on perçoit les échos des jeunesses militantes, leurs doutes, leurs questionnements.
Il est difficile de ne pas sortir totalement abattu d’Entre les deux il y a Gênes. Y a-t-il un espoir, une échappatoire, une révolte possibles ? Si, comme on peut l’entendre au début de la pièce, « il en faut si peu pour que l’axe du monde se déplace et génère de nouveaux horizons », c’est ce « si peu » que la compagnie l’Onde se propose d’explorer dans les interstices de son récit, plut ôt que les images ressassées d’un grand soir utopique ou d’un effondrement global. Il s’agit peut-être de quelques gestes intimement radicaux : se lever, danser, rêver, ou, de quelque manière que ce soit, mettre son corps dans la balance.
- Entre les deux il y a Gênes, Compagnie L’Onde, à voir au Théâtre des Déchargeurs du 12 au 27 mars, les samedi et dimanche à 19h